Cour de justice de l’Union européenne, le 15 septembre 2011, n°C-197/10

Par une décision rendue en matière de coopération juridictionnelle, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur la recevabilité d’une demande de décision préjudicielle émanant du Tribunal Supremo espagnol. En l’espèce, une association professionnelle avait engagé un recours en annulation contre une disposition réglementaire d’un État membre. Cette disposition subordonnait l’octroi de droits au paiement unique pour les jeunes agriculteurs à la condition que leur première installation se soit déroulée dans le cadre d’un programme de développement rural spécifique.

Saisi du litige, le Tribunal Supremo a estimé que la solution dépendait de l’interprétation du droit de l’Union et a, par conséquent, adressé une question préjudicielle à la Cour de justice. Cependant, au cours de la procédure, le gouvernement de l’État membre concerné a soulevé l’irrecevabilité de la demande. Il soutenait que le décret national contenant la disposition litigieuse avait été abrogé, rendant ainsi le litige au principal sans objet. Le Tribunal Supremo a néanmoins maintenu sa demande, argüant que la substance de la disposition avait été reprise dans de nouvelles réglementations et que d’autres recours similaires pourraient être introduits à l’avenir. Le problème de droit qui se posait à la Cour était donc de savoir si une demande de décision préjudicielle conserve sa pertinence, et donc sa recevabilité, lorsque la norme nationale qui a motivé le litige principal a été abrogée, et que la juridiction de renvoi justifie sa demande par l’existence de litiges futurs potentiels.

À cette question, la Cour de justice répond par la négative en déclarant la demande irrecevable. Elle juge que l’intérêt de la juridiction de renvoi n’est pas lié à la résolution du litige pendant devant elle, mais à d’éventuels futurs recours. Faute pour le juge national d’avoir démontré en quoi le litige au principal demeurait actuel malgré l’abrogation de la norme, la demande revêt un caractère hypothétique. Cette décision illustre ainsi le contrôle strict exercé par la Cour sur sa propre saisine, fondé sur la nécessité d’un lien direct et actuel entre la question posée et le litige principal (I), ce qui a pour effet de renforcer la responsabilité du juge national dans le cadre du dialogue des juges (II).

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I. L’application rigoureuse des conditions de recevabilité de la question préjudicielle

La Cour de justice, tout en rappelant le principe de la présomption de pertinence des questions qui lui sont soumises (A), exerce un contrôle strict pour s’assurer de l’absence de caractère hypothétique de la demande, ce qui se traduit en l’espèce par la constatation de la rupture du lien entre la question et le litige (B).

A. La présomption de pertinence : un principe rappelé mais conditionné

La procédure de renvoi préjudiciel, instituée par l’article 267 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne, est un instrument de coopération essentiel entre les juridictions nationales et la Cour de justice. Dans ce cadre, la Cour réaffirme sa jurisprudence constante selon laquelle « les questions portant sur le droit de l’Union bénéficient d’une présomption de pertinence ». Ce principe directeur garantit que le juge national, qui est le premier juge du droit de l’Union, puisse obtenir les éclaircissements nécessaires pour trancher le litige dont il est saisi.

Toutefois, cette présomption n’est pas absolue. La Cour rappelle également les limites qu’elle a elle-même fixées à sa propre saisine. Le rejet d’une demande est possible, notamment, « lorsqu’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile ». C’est précisément sur le caractère hypothétique de la demande que la Cour fonde son analyse, transformant ce qui aurait pu être un simple rappel de principe en un motif opérant de rejet.

B. La rupture manifeste du lien entre la question posée et l’objet du litige principal

En l’espèce, le critère déterminant pour la Cour est la finalité même du recours pendant devant le juge national. L’abrogation du décret royal attaqué a, aux yeux du gouvernement de l’État membre, privé le recours en annulation de son objet. Face à cet argument, la juridiction de renvoi n’a pas réussi à convaincre la Cour de la persistance d’un intérêt à statuer dans le litige principal. La justification avancée, tenant à la reprise du contenu de la norme abrogée dans des textes ultérieurs et à la possibilité de futurs recours, est jugée inopérante.

La Cour souligne en effet que « l’intérêt attaché par le Tribunal Supremo à la réponse que la Cour apportera à la question posée est lié non pas à l’affaire pendante devant lui, mais à la circonstance que d’éventuels recours tendant à l’annulation de dispositions similaires pourraient être introduits devant lui ». Ce faisant, elle refuse de se prononcer sur une question dont la réponse ne serait pas nécessaire à la solution du cas concret, mais servirait plutôt à orienter la jurisprudence nationale pour des litiges à venir. La décision consacre ainsi une application stricte de l’exigence d’un lien direct et actuel entre la question préjudicielle et le litige qui la motive, écartant toute velléité de consultation préventive.

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II. Le renforcement du rôle du juge national comme garant de l’utilité du renvoi préjudiciel

En déclarant la demande irrecevable, la Cour de justice précise implicitement l’étendue des obligations pesant sur le juge national, qui doit assumer la charge de démontrer la pertinence de sa question (A). Cette exigence vise en définitive à préserver la fonction juridictionnelle de la Cour et l’intégrité du mécanisme de renvoi préjudiciel (B).

A. La charge de la démonstration incombant à la juridiction de renvoi

La décision met en lumière le fait que la présomption de pertinence n’exonère pas la juridiction de renvoi de sa responsabilité de fournir à la Cour tous les éléments justifiant l’utilité de sa demande. En l’occurrence, la Cour avait offert au Tribunal Supremo une opportunité de clarifier la situation en lui demandant, par une lettre du greffe, de préciser l’incidence de l’abrogation du décret sur la pertinence de sa demande.

La réponse de la juridiction espagnole a cependant été jugée insuffisante. La Cour relève que « le Tribunal Supremo s’est contenté d’affirmer, dans sa lettre du 2 mars 2011, que la jurisprudence invoquée par le gouvernement espagnol n’est pas applicable au recours au principal qui « reste d’actualité », sans cependant fournir d’explications précises à cet égard ». Cette carence dans la motivation a été fatale à la recevabilité de la demande. La Cour de justice signifie par là que lorsqu’un doute sérieux est soulevé quant au caractère non hypothétique d’une question, il appartient au juge qui la pose de fournir une démonstration claire et concrète de son intérêt pour la résolution du litige pendant devant lui.

B. La préservation de la fonction juridictionnelle et les limites du dialogue des juges

Au-delà de l’espèce, cette décision a une portée significative quant à la nature même du renvoi préjudiciel. La Cour rappelle que sa mission est de « contribuer à l’administration de la justice dans les États membres, et non à formuler des opinions consultatives sur des questions générales ou hypothétiques ». En refusant de répondre à une question qui s’apparente à une consultation sur l’interprétation d’une norme au regard de situations futures et incertaines, la Cour préserve sa fonction strictement juridictionnelle.

Cette orthodoxie protège le dialogue des juges d’une instrumentalisation qui le dénaturerait. Le renvoi préjudiciel doit demeurer un outil au service de la résolution d’un litige réel et actuel. En érigeant le juge national en garant de cette exigence, la Cour s’assure que le mécanisme ne soit pas détourné pour obtenir des avis de principe en dehors de tout cadre contentieux concret. La solution, bien que procédurale, revêt donc une importance fondamentale pour l’équilibre et l’efficacité de l’architecture juridictionnelle de l’Union européenne.

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Hassan KOHEN
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