La Cour de justice de l’Union européenne, par un arrêt rendu en sa troisième chambre le 15 septembre 2022, tranche un conflit de normes procédurales. Le litige interroge l’articulation entre les délais impératifs de la procédure européenne d’injonction de payer et une loi nationale de circonstance liée à la crise sanitaire.
Une société d’assurances a obtenu une injonction de payer européenne contre un ressortissant étranger, laquelle lui a été notifiée le 4 avril 2020. Le destinataire a formé opposition le 18 mai 2020 alors qu’une législation nationale interrompait les délais civils depuis la fin du mois de mars.
Le Bezirksgericht für Handelssachen Wien rejette initialement cette opposition au motif qu’elle n’a pas été formée dans le délai de trente jours prévu par le règlement. Saisi d’un recours, le Handelsgericht Wien infirme cette ordonnance en faisant application de la loi nationale d’interruption des délais adoptée durant la pandémie. L’Oberster Gerichtshof, saisi d’un pourvoi, décide de surseoir à statuer pour interroger la Cour de justice sur l’interprétation des articles 16, 20 et 26 du règlement 1896/2006.
La juridiction doit déterminer si le délai de trente jours prévu par le droit de l’Union s’oppose à une mesure nationale d’interruption générale durant une pandémie. La Cour de justice répond par la négative, validant l’application de la règle nationale sous réserve du respect des principes d’équivalence et d’effectivité. Ce raisonnement repose sur une distinction entre les circonstances individuelles et les crises systémiques, avant de poser les conditions d’une intégration harmonieuse des mesures nationales.
I. La délimitation des champs d’application entre normes européennes et nationales
L’arrêt précise d’abord le champ d’application de la procédure de réexamen exceptionnelle en rejetant l’idée d’une exhaustivité du règlement sur la gestion des crises collectives.
A. L’autonomie limitée de l’article 20 du règlement n° 1896/2006
La Cour rappelle que le réexamen prévu par le texte européen ne vise que des situations dérogatoires dont la liste doit être interprétée de manière restrictive. Cette disposition doit « nécessairement faire l’objet d’une interprétation stricte » afin de ne pas fragiliser la sécurité juridique et la célérité des procédures de recouvrement.
La juridiction distingue les empêchements personnels, liés à la situation d’un individu, des perturbations globales affectant l’ensemble de l’administration de la justice dans un État. Elle juge que l’article 20 n’a « pas vocation à s’appliquer à des circonstances extraordinaires de nature systémique » comme celles provoquées par la pandémie de covid-19. Les événements sanitaires majeurs échappent ainsi au cadre exclusif de cet article pour relever potentiellement d’autres sources normatives, notamment nationales.
B. Le renvoi au droit procédural national par l’article 26
L’absence d’harmonisation complète de la procédure européenne permet de mobiliser les législations des États membres pour combler les éventuelles lacunes textuelles du règlement. L’article 26 dispose explicitement que toute question procédurale non expressément réglée par le présent règlement est régie par le droit national de la juridiction saisie.
La Cour observe qu’aucune disposition communautaire n’organise spécifiquement « les causes d’interruption ou de suspension » du délai d’opposition durant l’écoulement des trente jours prévus. Cette lacune textuelle justifie le recours aux normes internes pour compléter les aspects procéduraux que le législateur européen a choisi de ne pas harmoniser. Les États membres conservent donc leur compétence résiduelle pour gérer les modalités concrètes d’écoulement du temps judiciaire face à des événements de force majeure.
II. L’encadrement de l’usage des dispositions nationales par les principes fondamentaux
Le recours au droit national n’est pas absolu et demeure soumis aux exigences classiques d’équivalence et d’effectivité pour ne pas dénaturer le droit de l’Union.
A. La préservation de l’équilibre procédural entre créancier et débiteur
L’objectif de célérité de l’injonction de payer doit nécessairement se concilier avec le respect des garanties fondamentales reconnues par l’article 47 de la Charte. La possibilité de former opposition est jugée « essentielle pour garantir le respect des droits de la défense » dans un système où le défendeur n’est pas entendu.
La Cour estime qu’une interruption limitée dans le temps ne porte pas une atteinte disproportionnée à l’équilibre institué par le règlement entre les parties. Elle souligne toutefois que la période d’interruption doit rester « limitée au strict nécessaire » afin de ne pas paralyser indéfiniment le recouvrement efficace des créances. Le maintien effectif du droit d’opposition l’emporte sur l’exigence d’une célérité absolue dès lors que le retard induit demeure raisonnable et justifié.
B. La validation sous condition des mesures de circonstance
La législation nationale est validée car elle s’applique indistinctement à tous les litiges civils sans créer de discrimination fondée sur l’origine européenne de la créance. Cette mesure ne rend pas non plus le recouvrement « impossible en pratique ou excessivement difficile » au regard des perturbations majeures causées par la crise sanitaire.
La Cour note que l’interruption de cinq semaines correspond strictement à la période de « confinement strict » ayant lourdement entravé les activités des greffes et des avocats. Une telle mesure n’a pour effet concret que de « reporter de quelques semaines le recouvrement des créances » sans remettre en cause la validité de l’injonction. Le juge national doit simplement s’assurer que la loi n’a pas permis de faire renaître des délais qui étaient déjà expirés avant son entrée en vigueur.