Par un arrêt du 16 avril 2013, la Cour de justice de l’Union européenne, statuant en grande chambre, s’est prononcée sur la légalité d’une décision du Conseil autorisant le recours à la coopération renforcée pour la création d’une protection par brevet unitaire. Cet arrêt intervient dans un contexte de blocage persistant au sein de l’Union, où l’objectif d’instaurer un titre de propriété intellectuelle unique se heurtait depuis de nombreuses années à l’impossibilité d’obtenir un accord unanime des États membres, notamment sur la question sensible du régime linguistique. Face à cette impasse, un groupe de vingt-cinq États membres a souhaité recourir au mécanisme de la coopération renforcée pour progresser.
Suite à une proposition de la Commission européenne et après approbation du Parlement européen, le Conseil a adopté la décision 2011/167/UE du 10 mars 2011, autorisant ces États membres à instaurer entre eux une telle coopération. Deux États membres, opposés au régime linguistique envisagé et ne participant pas à cette initiative, ont alors formé des recours en annulation contre cette décision. Ils ont soutenu que la décision était entachée d’incompétence, de détournement de pouvoir, et violait plusieurs conditions de fond et de forme prévues par les traités pour le recours à la coopération renforcée. Les requérants arguaient notamment que la compétence en matière de création de titres de propriété intellectuelle était exclusive à l’Union, que le recours à la coopération renforcée n’était pas une mesure de « dernier ressort », et que la procédure visait en réalité à contourner l’exigence d’unanimité. La question juridique centrale posée à la Cour était donc de déterminer si les conditions de déclenchement d’une coopération renforcée étaient réunies, et si ce mécanisme pouvait légalement être utilisé pour surmonter un désaccord politique rendant impossible l’adoption d’un acte à l’unanimité.
La Cour de justice a rejeté l’ensemble des moyens soulevés par les États requérants et a validé la décision du Conseil. Elle a jugé que la compétence pour créer des titres européens de propriété intellectuelle relevait du marché intérieur et constituait une compétence partagée, rendant la coopération renforcée possible. Elle a également estimé que le Conseil disposait d’une large marge d’appréciation pour constater l’impossibilité d’atteindre les objectifs dans un délai raisonnable par l’Union dans son ensemble, validant ainsi le caractère de « dernier ressort » de la mesure. Par cette décision, la Cour clarifie les conditions de mise en œuvre de la coopération renforcée, la consacrant comme un instrument légitime pour dépasser les blocages institutionnels et faire progresser l’intégration européenne. L’analyse de la Cour précise ainsi les conditions de fond et de procédure encadrant le recours à la coopération renforcée (I), tout en validant son usage comme un outil pragmatique permettant de surmonter une paralysie décisionnelle (II).
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I. La clarification des conditions de mise en œuvre de la coopération renforcée
La Cour de justice procède à un examen rigoureux des conditions matérielles et procédurales qui gouvernent l’autorisation d’une coopération renforcée. Elle confirme d’abord que la matière en cause relève bien d’une compétence non exclusive de l’Union, condition préalable indispensable (A). Ensuite, elle interprète de manière pragmatique la condition d’« ultime recours », conférant au Conseil une latitude significative dans son appréciation (B).
A. La confirmation du caractère partagé de la compétence en matière de brevet unitaire
Les États requérants soutenaient que la création d’un titre de propriété intellectuelle, régissant un monopole d’exploitation, relevait des « règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur », domaine de compétence exclusive de l’Union en vertu de l’article 3, paragraphe 1, sous b), du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Or, l’article 20 du traité sur l’Union européenne (TUE) exclut le recours à la coopération renforcée dans les domaines de compétence exclusive. La Cour rejette cette argumentation en se fondant sur une lecture systématique des traités. Elle rappelle que l’article 118 TFUE, base juridique pour la création de titres européens, s’inscrit « [d]ans le cadre de l’établissement ou du fonctionnement du marché intérieur ». Ce domaine du marché intérieur est explicitement classé par l’article 4, paragraphe 2, sous a), TFUE comme une compétence partagée entre l’Union et les États membres.
La Cour opère une distinction nette entre les règles de propriété intellectuelle et les règles de concurrence. Bien que les premières soient « essentielles pour le maintien d’une concurrence non faussée », elles ne constituent pas pour autant des « règles de concurrence » au sens strict des articles 101 à 109 TFUE. En conséquence, la Cour conclut que « les compétences attribuées par l’article 118 TFUE relèvent d’un domaine de compétences partagées au sens de l’article 4, paragraphe 2, TFUE et ont, par conséquent, un caractère non exclusif au sens de l’article 20, paragraphe 1, premier alinéa, TUE ». Cette clarification est essentielle, car elle délimite le champ d’application potentiel de la coopération renforcée, l’autorisant dans des domaines fondamentaux pour le marché intérieur, à condition que la compétence de l’Union ne soit pas exclusive. Après avoir validé sa compétence, la Cour s’est penchée sur la condition temporelle de l’ultime recours.
B. L’appréciation extensive de la condition d’ultime recours
L’article 20, paragraphe 2, TUE dispose que le Conseil ne peut autoriser une coopération renforcée qu’« en dernier ressort, lorsqu’il établit que les objectifs recherchés par cette coopération ne peuvent être atteints dans un délai raisonnable par l’Union dans son ensemble ». Les requérants contestaient que cette condition fût remplie, arguant de la brièveté des négociations sur la dernière proposition de la Commission. La Cour précise l’interprétation de cette condition, en indiquant que les termes « en dernier ressort » visent « des situations caractérisées par l’impossibilité d’adopter une telle réglementation dans un avenir prévisible ». Elle reconnaît ainsi que cette condition ne requiert pas l’épuisement de toute tentative de négociation imaginable, mais la constatation d’une impasse politique durable.
Surtout, la Cour accorde au Conseil une large marge d’appréciation pour évaluer l’existence d’un tel blocage. Elle estime que le Conseil « est le mieux placé pour apprécier si les États membres font preuve d’une volonté de compromis et sont en mesure de soumettre des propositions susceptibles de conduire à l’adoption d’une réglementation pour l’Union dans son ensemble dans un avenir prévisible ». Le contrôle juridictionnel se limite alors à vérifier si le Conseil a « examiné avec soin et impartialité les éléments qui sont pertinents » et si sa conclusion est suffisamment motivée. En l’espèce, en prenant en compte l’historique des négociations depuis l’an 2000 et l’échec de nombreuses propositions de régimes linguistiques, le Conseil a légitimement pu conclure à l’existence d’une telle impasse. La Cour valide ainsi une approche pragmatique qui, tout en encadrant le processus, évite que la condition de l’ultime recours ne devienne un obstacle insurmontable rendant le mécanisme de coopération renforcée inopérant.
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II. La validation de la coopération renforcée comme instrument de progression de l’intégration
Au-delà de l’analyse des conditions formelles, la Cour consacre la coopération renforcée comme un outil légitime pour surmonter un blocage politique et poursuivre les objectifs de l’Union. Elle écarte ainsi l’accusation de détournement de pouvoir, légitimant le contournement de la règle de l’unanimité (A). Parallèlement, elle s’assure que ce mécanisme d’intégration différenciée ne porte pas atteinte à l’intégrité du marché intérieur ni aux droits des États non-participants (B).
A. Le rejet du détournement de pouvoir et la légitimation du contournement de l’unanimité
Les États requérants avançaient que la procédure de coopération renforcée avait été détournée de son but pour contourner l’exigence d’unanimité prévue à l’article 118, second alinéa, TFUE pour le régime linguistique, et pour exclure les États récalcitrants de la négociation. La Cour balaie cet argument en rappelant que « rien dans les articles 20 TUE ou 326 TFUE à 334 TFUE n’interdit aux États membres d’instaurer entre eux une coopération renforcée dans le cadre des compétences de l’Union qui doivent, selon les traités, être exercées à l’unanimité ». Bien au contraire, l’article 333 TFUE organise explicitement les modalités de vote dans une telle hypothèse. La Cour en déduit que le mécanisme de coopération renforcée est précisément conçu pour permettre à un groupe d’États d’avancer lorsque l’unanimité au sein de l’Union est impossible à atteindre.
L’impossibilité d’agir en commun peut résulter non seulement d’un manque d’intérêt, mais aussi de l’incapacité de parvenir à un accord sur le contenu d’un régime. La Cour juge que l’utilisation de la coopération renforcée pour surmonter un tel blocage ne constitue pas une exclusion, mais contribue au contraire « au processus d’intégration ». Cette décision confère ainsi une portée considérable à la coopération renforcée, en la transformant d’un simple instrument de flexibilité en un mécanisme constitutionnel permettant de surmonter la paralysie liée au droit de veto de certains États dans des domaines clés. Si la finalité de l’intégration est ainsi affirmée, la Cour s’assure néanmoins que ce processus différencié ne fragmente pas l’ordre juridique de l’Union.
B. Le respect garanti du marché intérieur et des droits des États non-participants
Les requérants craignaient que la création d’un titre de propriété intellectuelle limité à une partie de l’Union ne porte atteinte au marché intérieur, ne crée des distorsions de concurrence et ne viole les droits des États non-participants, en violation des articles 326 et 327 TFUE. La Cour rejette également cette argumentation en soulignant qu’« il est inhérent au fait que la compétence attribuée […] est en l’espèce exercée au titre de la coopération renforcée que le titre européen […] sera en vigueur non pas dans l’ensemble de l’Union, mais uniquement sur le territoire des États membres participants ». Cette limitation territoriale est une conséquence nécessaire et voulue du mécanisme, et non une violation des traités.
La Cour observe que le brevet unitaire, en conférant une protection uniforme sur le territoire des vingt-cinq États participants, améliorera l’intégration par rapport à la situation existante, caractérisée par une protection définie au niveau national pour chaque validation d’un brevet européen. De plus, la décision attaquée préserve les droits des non-participants : leur propre régime de brevet reste inchangé, et leurs entreprises peuvent obtenir le brevet unitaire dans les mêmes conditions que celles des États participants. La coopération renforcée est ouverte à tout moment aux États qui souhaiteraient la rejoindre, à condition de se conformer aux actes déjà adoptés. Par cette analyse, la Cour confirme que la coopération renforcée est un modèle d’intégration qui crée des droits et obligations pour les seuls participants, sans générer d’externalités négatives pour les autres, préservant ainsi l’acquis communautaire et l’équilibre de l’ordre juridique de l’Union.