Cour de justice de l’Union européenne, le 16 décembre 2010, n°C-430/09

Dans le cadre des opérations économiques complexes impliquant plusieurs États membres, la détermination du régime de taxe sur la valeur ajoutée applicable constitue un enjeu majeur pour la sécurité juridique des opérateurs. La Cour de justice, par une décision rendue en formation de deuxième chambre, vient préciser les critères permettant de qualifier une opération au sein d’une chaîne de livraisons successives. En l’espèce, des biens ont fait l’objet de deux ventes consécutives impliquant trois assujettis, mais n’ont donné lieu qu’à un seul transport physique d’un État membre de départ vers un État membre de destination. Le premier vendeur, établi dans l’État de départ, a vendu les biens à un acquéreur intermédiaire, lequel les a revendus à un acquéreur final établi dans l’État de destination, où les biens ont été directement expédiés.

La procédure à l’origine de cette décision a été initiée devant une juridiction nationale, saisie d’un litige entre l’administration fiscale et le premier vendeur. L’administration contestait l’exonération de TVA appliquée par ce dernier au titre d’une livraison intracommunautaire, considérant que cette exonération aurait dû bénéficier à la seconde livraison. La juridiction de renvoi, confrontée à la difficulté d’imputer le transport intracommunautaire à l’une ou l’autre des livraisons, a interrogé la Cour de justice sur les critères de détermination pertinents. La question de droit posée était donc de savoir, lorsqu’un bien fait l’objet de deux livraisons successives entre assujettis mais d’un seul transport intracommunautaire, comment déterminer à quelle livraison ce transport doit être imputé afin qu’elle soit qualifiée de livraison intracommunautaire exonérée de TVA.

À cette question, la Cour répond que la détermination de l’opération à laquelle le transport doit être imputé « doit être effectuée au regard d’une appréciation globale de toutes les circonstances de l’espèce afin d’établir laquelle de ces deux livraisons remplit l’ensemble des conditions afférentes à une livraison intracommunautaire ». Elle précise que lorsque le premier acquéreur a obtenu le pouvoir de disposer du bien dans l’État de départ et manifeste son intention de le transporter vers un autre État membre, le transport devrait être imputé à la première livraison, pourvu que le transfert du pouvoir de disposer du bien au second acquéreur ait eu lieu dans l’État membre de destination.

La solution apportée par la Cour, tout en se fondant sur une analyse factuelle détaillée, s’efforce de systématiser la démarche du juge national. Elle affirme ainsi la nécessité d’une méthode d’appréciation globale pour imputer le transport (I), tout en définissant des critères pratiques pour guider cette appréciation (II).

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I. L’affirmation d’une méthode d’appréciation globale pour l’imputation du transport intracommunautaire

La Cour de justice rejette l’application d’une règle mécanique et privilégie une analyse au cas par cas. Cette approche repose sur le constat de l’insuffisance des critères formels (A) et réaffirme la place centrale du transfert du pouvoir de disposer du bien dans l’analyse (B).

A. L’insuffisance d’un critère formel d’imputation

La Cour écarte d’emblée les critères qui pourraient sembler déterminants à première vue, comme l’identité de la personne organisant le transport. Elle juge en effet que si « la circonstance que ce transport est effectué par le propriétaire du bien ou pour son compte pourrait néanmoins jouer un rôle dans la décision de l’imputation dudit transport à la première ou à la seconde livraison », cette circonstance « n’est pas déterminante » lorsque l’opérateur intermédiaire participe aux deux transactions. Cette neutralisation du critère de l’organisation matérielle du transport permet de se concentrer sur la substance économique des opérations.

En outre, la Cour rappelle le caractère objectif des notions de livraison et d’acquisition intracommunautaires, qui « s’appliquent indépendamment des buts et des résultats des opérations concernées ». L’analyse ne doit donc pas se limiter à un examen formel des contrats ou des flux logistiques. La Cour invite à une vision plus intégrée, où chaque élément factuel contribue à qualifier l’une des deux livraisons comme étant celle à laquelle le mouvement physique des biens se rattache de manière essentielle. C’est dans ce cadre que la chronologie des transferts de propriété économique devient un pivot de l’analyse.

B. La centralité du transfert du droit de disposer du bien comme un propriétaire

Le raisonnement de la Cour s’articule autour de la séquence des transferts du pouvoir de disposer du bien. Elle rappelle une règle fondamentale de droit civil, transposée en droit fiscal, selon laquelle « l’acquéreur intermédiaire ne peut transférer au second acquéreur le pouvoir de disposer du bien comme un propriétaire que s’il l’a préalablement reçu du premier vendeur ». Cette succession logique et temporelle des droits est le fondement de la distinction entre les deux livraisons.

La Cour souligne qu’une première livraison est réalisée lorsque le premier acquéreur obtient ce pouvoir de disposition. Cependant, elle avertit qu’il « ne saurait être exclu que le second transfert du pouvoir de disposer du bien comme un propriétaire puisse également avoir lieu sur le territoire de l’État membre de la première livraison, et ceci avant que le transport intracommunautaire n’intervienne ». Dans une telle hypothèse, le transport ne pourrait plus être rattaché à la première livraison, car celle-ci serait entièrement localisée dans l’État de départ. Cette analyse temporelle et spatiale du transfert de propriété économique est donc cruciale pour localiser les opérations et, par conséquent, pour imputer le transport.

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II. La définition de critères pratiques guidant l’appréciation du juge

Si la Cour pose le principe d’une appréciation globale, elle ne laisse pas le juge national sans repères. Elle esquisse une méthode d’analyse pragmatique en accordant un rôle prépondérant à l’intention de l’acquéreur intermédiaire (A) et en posant comme condition décisive le lieu du second transfert de propriété (B).

A. Le rôle prépondérant de l’intention de l’acquéreur et des éléments objectifs

La Cour met en avant l’importance des intentions des parties, à condition qu’elles soient vérifiables. Ainsi, « doivent être prises en compte, dans la mesure du possible, les intentions de l’acheteur au moment de l’acquisition, pour autant qu’elles sont étayées par des éléments objectifs ». Dans le cas d’une vente où l’acheteur est responsable de l’enlèvement, l’intention de transporter les biens vers un autre État membre devient un indice essentiel.

Parmi les éléments objectifs probants, la présentation par le premier acquéreur de son numéro d’identification à la TVA attribué par l’État membre de destination constitue un signal fort. Cet élément permet au premier fournisseur « de considérer que les opérations qu’il effectuait constituaient les livraisons intracommunautaires ». La Cour encadre néanmoins cette présomption en rappelant le devoir de diligence du fournisseur, qui pourrait voir sa responsabilité engagée s’il avait connaissance d’une revente locale immédiate et n’agissait pas pour rectifier la facturation. L’intention, prouvée par des éléments objectifs, oriente donc puissamment l’imputation du transport vers la première livraison.

B. La condition décisive du lieu du second transfert de propriété

La Cour achève son raisonnement en posant une condition finale qui agit comme une clé de voûte. Même lorsque tous les indices convergent vers l’imputation du transport à la première livraison, cette solution n’est validée qu’à une condition précise. La Cour juge que « le transport intracommunautaire devrait être imputé à la première livraison, à condition que le droit de disposer du bien comme un propriétaire ait été transféré au second acquéreur dans l’État membre de destination du transport intracommunautaire ».

Cette exigence finale est déterminante : si le premier acquéreur, bien qu’ayant l’intention de transporter la marchandise, la revend à l’acquéreur final avant même qu’elle n’ait quitté l’État de départ, alors le transport est économiquement lié à cette seconde opération. C’est donc la seconde livraison qui sera qualifiée d’intracommunautaire et exonérée. En confiant à la juridiction de renvoi le soin de vérifier ce point factuel, la Cour établit un équilibre entre la prévisibilité pour les opérateurs, fondée sur l’intention et les preuves au moment de la transaction, et la réalité économique de l’ensemble de la chaîne d’opérations.

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Hassan KOHEN
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