Par un arrêt en date du 16 février 2006, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé la portée du principe de libre circulation des travailleurs au regard des conditions d’octroi de prestations sociales nationales. En l’espèce, une ressortissante d’un État membre, après avoir exercé une activité salariée dans son pays d’origine, a travaillé pour une institution des Communautés européennes dans un autre État membre pendant un peu plus d’un an, avant de reprendre son emploi initial. À la suite de la naissance de son enfant, elle a sollicité le bénéfice d’allocations parentales. La législation nationale subordonnait l’octroi d’allocations d’un montant majoré, calculé sur la base des revenus antérieurs, à une condition d’affiliation d’au moins deux cent quarante jours consécutifs au régime national d’assurance maladie avant la naissance. L’administration de sécurité sociale a rejeté sa demande d’allocations majorées, au motif que cette condition de durée d’affiliation n’était pas remplie, la période d’activité au service de l’institution communautaire n’étant pas prise en compte. Saisie d’un recours, la juridiction de première instance a annulé cette décision, mais la cour administrative d’appel a par la suite infirmé ce jugement. La plus haute juridiction administrative nationale, saisie d’un pourvoi, a alors décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice.
Il était ainsi demandé si l’article 39 du traité CE (devenu l’article 45 TFUE) devait être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui, pour déterminer le droit à une prestation sociale d’un montant supérieur, refuse de prendre en compte la période durant laquelle un travailleur a été affilié au régime commun d’assurance maladie des Communautés européennes. La Cour de justice répond par l’affirmative, jugeant que la période d’affiliation au régime commun doit être prise en compte au même titre qu’une période accomplie sous le régime national. Cette solution réaffirme une conception extensive de la protection conférée par la libre circulation des travailleurs (I), tout en exerçant un contrôle rigoureux des justifications avancées par les États membres pour y déroger (II).
***
I. La consolidation du statut du travailleur migrant face aux réglementations nationales restrictives
La Cour fonde sa décision sur une interprétation extensive de la notion de travailleur, qualité qu’elle reconnaît sans difficulté aux fonctionnaires et agents des Communautés (A), ce qui lui permet ensuite de caractériser la réglementation nationale comme une entrave à la libre circulation (B).
A. L’assimilation du fonctionnaire européen au travailleur migrant
La Cour rappelle de manière liminaire sa jurisprudence constante selon laquelle un agent des Communautés européennes bénéficie pleinement des dispositions relatives à la libre circulation. Le fait d’exercer une activité professionnelle pour le compte d’une organisation internationale ne prive pas le ressortissant communautaire de sa qualité de travailleur au sens du traité. La Cour énonce ainsi qu’« un ressortissant communautaire travaillant dans un État membre autre que l’État d’origine ne perd pas la qualité de travailleur, au sens de l’article 48, paragraphe 1, du traité, du fait qu’il occupe un emploi auprès d’une organisation internationale ». Cette approche garantit que le choix d’une carrière au sein des institutions européennes ne se traduise pas par une dégradation des droits sociaux attachés au statut de travailleur.
Dès lors que l’intéressée relevait du champ d’application de l’article 39 CE, elle ne pouvait se voir refuser les droits et avantages que cette disposition lui confère. Cette qualité de travailleur reconnue constitue le socle sur lequel la Cour examine la compatibilité de la mesure nationale avec les exigences de la libre circulation.
B. La qualification d’entrave à la libre circulation
La Cour examine si la disposition nationale est susceptible de constituer une restriction à la liberté de mouvement. Elle réitère sa position selon laquelle les dispositions du traité « s’opposent aux mesures qui pourraient défavoriser ces ressortissants lorsqu’ils souhaitent exercer une activité économique sur le territoire d’un autre État membre ». La réglementation en cause, bien qu’applicable sans distinction de nationalité, est de nature à produire un tel effet dissuasif. En effet, un travailleur envisageant de quitter son État membre pour un emploi au sein d’une institution communautaire serait confronté à la perte potentielle d’un avantage social à son retour.
Le refus de prendre en compte la période d’affiliation au régime commun d’assurance maladie crée ainsi une inégalité de traitement préjudiciable. Une telle situation est susceptible de dissuader un citoyen de la Communauté d’exercer son droit à la libre circulation, ce qui constitue une entrave. La Cour souligne qu’une telle réglementation « est susceptible de dissuader les ressortissants d’un État membre de quitter cet État pour exercer une activité professionnelle au sein d’une institution de l’Union européenne ». La restriction étant établie, il restait à déterminer si elle pouvait être justifiée.
II. Le contrôle strict des justifications étatiques
Face à l’entrave caractérisée, la Cour procède à une analyse des justifications présentées par l’État membre concerné. Elle rejette sans ambiguïté les arguments d’ordre purement économique (A) et constate l’absence de démonstration quant à la proportionnalité de la mesure (B).
A. Le rejet des arguments d’ordre purement économique
L’État membre soutenait que la prise en compte de telles périodes d’assurance ferait peser une charge financière importante sur son système national d’aide sociale. Il avançait que cela pourrait le contraindre à diminuer le montant des prestations versées. La Cour écarte cet argument de manière catégorique en se fondant sur un principe bien établi de sa jurisprudence. Elle affirme que « des considérations de nature purement économique ne sauraient justifier qu’il soit porté atteinte aux droits que les particuliers tirent des dispositions du traité consacrant la libre circulation des travailleurs ».
Ce rappel souligne la primauté des libertés fondamentales du marché intérieur sur les préoccupations budgétaires des États membres. Permettre à un État de justifier une restriction à une liberté fondamentale par des motifs purement économiques reviendrait à vider cette liberté de sa substance. La Cour se montre donc particulièrement stricte sur la nature des justifications admissibles.
B. L’exigence d’une justification circonstanciée et proportionnée
Au-delà de la nature économique de l’argument, la Cour examine si l’État membre a satisfait à son obligation de démontrer que la mesure restrictive est apte à garantir la réalisation d’un objectif légitime et n’excède pas ce qui est nécessaire pour l’atteindre. Or, en l’espèce, l’argumentation de l’État membre est jugée insuffisante. La Cour constate que « le gouvernement suédois se borne à faire allusion, sans fournir d’éléments précis permettant d’étayer son argumentation, à une charge financière hypothétique ».
L’absence d’une analyse circonstanciée de l’aptitude et de la proportionnalité de la mesure conduit inéluctablement au constat de son caractère injustifié. L’État membre n’a pas démontré en quoi le refus de totalisation des périodes était nécessaire pour lutter contre d’éventuels abus ou pour préserver l’équilibre financier de son système de sécurité sociale. En exigeant une démonstration précise et étayée, la Cour renforce son contrôle sur les mesures nationales et assure une protection effective du principe de libre circulation.