Cour de justice de l’Union européenne, le 16 février 2006, n°C-502/04

Par un arrêt en date du 16 février 2006, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions de perte du droit de séjour pour l’enfant d’un travailleur turc au titre de l’accord d’association CEE-Turquie. En l’espèce, un ressortissant turc, né et ayant toujours résidé en Allemagne, avait accompli avec succès une formation professionnelle dans cet État membre. Son père, également ressortissant turc, y exerçait légalement un emploi depuis de nombreuses années. Après sa formation, l’intéressé a occupé divers emplois avant de connaître une période de chômage et de toxicomanie. Il a par la suite été condamné à une peine privative de liberté de trois ans et trois mois pour des faits de vol à main armée et d’acquisition illégale de stupéfiants.

À la suite de cette condamnation, l’autorité administrative allemande a prononcé son expulsion du territoire, une décision confirmée en première instance puis en appel par les juridictions administratives nationales. Celles-ci ont appliqué le droit national qui prévoyait une expulsion obligatoire pour les étrangers condamnés à une peine d’au moins trois ans d’emprisonnement. Saisi d’un recours, le Bundesverwaltungsgericht a sursis à statuer et a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle mesure avec le droit communautaire. Il s’agissait de déterminer si l’enfant majeur d’un travailleur turc, qui remplit les conditions de l’article 7, second alinéa, de la décision n° 1/80 du conseil d’association pour répondre à toute offre d’emploi, perd le droit de séjour qui en découle du fait d’une condamnation pénale, en dehors des cas prévus par l’article 14 de ladite décision relatif aux limitations pour des raisons d’ordre public.

La Cour de justice répond que l’enfant majeur d’un travailleur migrant turc, qui a acquis un droit au séjour en corollaire de son droit d’accès à l’emploi en vertu de l’article 7, second alinéa, de la décision n° 1/80, « ne perd le droit au séjour qui est le corollaire du droit de répondre à toute offre d’emploi conféré par ladite disposition que dans les cas prévus à l’article 14, paragraphe 1, de cette décision ou lorsqu’il quitte le territoire de l’État membre d’accueil pour une période significative et sans motifs légitimes ». Ainsi, la Cour consacre l’autonomie du droit de séjour acquis par l’enfant d’un travailleur turc sur le fondement de sa propre intégration (I), ce qui renforce considérablement la sécurité juridique de son statut face aux mesures d’éloignement fondées sur le droit national (II).

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I. La consécration d’un droit de séjour autonome fondé sur l’intégration personnelle

La Cour de justice établit que le droit conféré par l’article 7, second alinéa, de la décision n° 1/80, une fois acquis, jouit d’une existence propre. Cette solution repose sur une interprétation systémique des dispositions de la décision (A) et réaffirme que le droit de séjour est le complément nécessaire du droit d’accès au marché du travail (B).

A. Une interprétation fondée sur la logique interne de la décision n° 1/80

Le raisonnement de la Cour s’appuie sur la structure même de l’article 7. Elle rappelle que le second alinéa de cet article constitue une disposition plus favorable que le premier, car il vise à faciliter l’intégration professionnelle des enfants de travailleurs turcs ayant suivi une formation dans le pays d’accueil. En effet, alors que le premier alinéa exige une résidence régulière d’au moins trois ans, le second alinéa dispense de cette condition de durée pour les enfants ayant accompli une telle formation.

La Cour en déduit logiquement que ce régime de faveur ne saurait conduire à une protection moindre. Elle juge ainsi que « le second alinéa dudit article 7 ne saurait être interprété de manière plus restrictive que le premier alinéa de ce même article ». Puisque la jurisprudence constante reconnaît que les droits acquis sous l’empire du premier alinéa ne peuvent être perdus que dans des circonstances très limitées, il doit en aller de même, et à plus forte raison, pour ceux découlant du second alinéa. Cette approche assure la cohérence du système de droits graduels instauré par la décision, en veillant à ce qu’un traitement préférentiel sur les conditions d’acquisition d’un droit ne se traduise pas par une fragilisation de son maintien.

B. Le droit de séjour, corollaire indispensable du droit d’accès à l’emploi

La Cour réaffirme un principe fondamental de l’accord d’association CEE-Turquie : les droits en matière d’emploi seraient dépourvus de toute portée pratique s’ils n’étaient pas assortis d’un droit de séjour. Elle rappelle que les droits octroyés par l’article 7, second alinéa, « impliquent nécessairement, sous peine de priver de tout effet le droit d’accéder au marché du travail et d’exercer effectivement une activité salariée, l’existence d’un droit corrélatif de séjour dans le chef de l’intéressé ».

Ce lien indissociable confère au droit de séjour une solidité particulière. Il n’est pas une simple conséquence administrative de la présence sur le territoire, mais le support essentiel d’un droit économique directement conféré par l’ordre juridique communautaire. Par conséquent, les conditions de sa perte ne peuvent découler que du cadre juridique qui l’a créé. En l’occurrence, le droit de séjour ne peut être remis en cause que par les seules limites expressément prévues par la décision n° 1/80 elle-même, consolidant ainsi son autonomie par rapport au comportement personnel de l’individu, sauf si ce comportement justifie le recours à la clause d’ordre public.

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II. Le renforcement de la sécurité juridique face aux mesures d’éloignement

En clarifiant les conditions de perte du droit de séjour, la Cour de justice renforce la protection des bénéficiaires de l’article 7, second alinéa. Elle écarte la condamnation pénale comme une cause autonome de déchéance du droit (A) et confirme par ailleurs la portée de cette protection aux enfants devenus majeurs (B).

A. Le rejet de la condamnation pénale comme cause autonome de perte du droit

La principale portée de l’arrêt est de s’opposer à ce qu’une condamnation pénale, même grave, entraîne automatiquement la perte du droit de séjour. La Cour précise que les seules limites possibles sont celles « justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité et de santé publiques » au sens de l’article 14, paragraphe 1, ou un éloignement durable et non justifié du territoire de l’État membre. Une condamnation pénale n’est donc pas en soi un motif de perte de droit ; elle ne peut fonder une mesure d’éloignement que si elle révèle une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société.

En l’espèce, la juridiction de renvoi avait indiqué que les conditions d’application de l’article 14 n’étaient pas réunies. Par conséquent, la seule existence de la condamnation ne pouvait suffire à priver l’intéressé de son droit. Cette solution empêche les États membres d’appliquer des dispositions de droit national prévoyant une expulsion automatique sans procéder à l’examen individuel requis par l’article 14. Elle garantit ainsi que la situation personnelle de l’individu et son degré d’intégration priment sur toute automaticité de la sanction administrative, assurant une protection juridique accrue.

B. L’extension explicite de la protection aux enfants majeurs

Bien que la question ne fût pas au cœur du litige, la Cour prend soin de préciser que la protection de l’article 7, second alinéa, ne se limite pas aux enfants mineurs. Elle juge qu’une interprétation contraire « viderait ledit alinéa d’une grande partie de sa substance », car la formation professionnelle est souvent achevée à l’âge de la majorité. De plus, elle observe que le premier alinéa du même article s’applique également aux enfants majeurs, et qu’il n’y a aucune raison d’interpréter le second alinéa de manière plus restrictive.

Cette clarification est essentielle car elle étend la portée de la protection à une catégorie importante de personnes. Elle confirme que le statut d’« enfant » au sens de cette disposition est un critère de filiation et non d’âge, visant à favoriser l’intégration durable de la seconde génération issue de l’immigration turque. En protégeant les droits de ces jeunes adultes, qui ont souvent passé toute leur vie et bâti leur avenir professionnel dans l’État d’accueil, la Cour consolide les objectifs d’intégration sociale et économique qui sous-tendent l’accord d’association.

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Hassan KOHEN
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