Par un arrêt rendu en première chambre, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé l’articulation entre les règles de litispendance et les motifs de non-reconnaissance des décisions en matière civile et commerciale. En l’espèce, deux époux s’étaient mariés en Italie, où ils avaient fixé leur résidence familiale. Après la naissance de leur enfant, l’épouse est partie s’installer en Roumanie avec celui-ci. Le 22 mai 2007, l’époux a saisi le Tribunale di Teramo d’une demande en séparation de corps et en attribution de la garde de l’enfant. L’épouse a comparu et a formé une demande reconventionnelle en paiement d’une contribution à l’entretien de l’enfant. Le 30 septembre 2009, alors que la procédure italienne était pendante, l’épouse a saisi une juridiction roumaine d’une demande en divorce, en garde exclusive et en fixation d’une pension alimentaire. L’époux a soulevé une exception de litispendance, qui fut rejetée. Par un jugement du 31 mai 2010, devenu définitif, la juridiction roumaine a prononcé le divorce et statué sur la garde et l’entretien de l’enfant. Postérieurement, le 8 juillet 2013, le Tribunale di Teramo a prononcé la séparation de corps, attribué la garde de l’enfant au père et a refusé de reconnaître la décision roumaine au motif que celle-ci avait été rendue en violation des règles de litispendance prévues par le droit de l’Union. La Corte d’appello di L’Aquila, saisie par l’épouse, a réformé ce jugement par un arrêt du 31 mars 2014, considérant que la violation des règles de litispendance ne constituait pas un obstacle à la reconnaissance. L’époux a alors formé un pourvoi devant la Corte suprema di cassazione, laquelle a décidé de surseoir à statuer pour interroger la Cour de justice. Il s’agissait de savoir si la violation des règles de litispendance prévues par les règlements n°44/2001 et n°2201/2003 par la juridiction d’un État membre saisie en second lieu permet aux juridictions de l’État membre premier saisi de refuser la reconnaissance de la décision pour contrariété manifeste à l’ordre public. La Cour de justice répond par la négative, jugeant qu’une telle violation ne saurait, à elle seule, justifier un refus de reconnaissance fondé sur l’exception d’ordre public.
La solution consacre une application rigoureuse des principes de l’espace judiciaire européen, en qualifiant la règle de litispendance de norme de compétence dont la violation ne peut être sanctionnée par l’exception d’ordre public (I), ce qui réaffirme la prééminence du principe de confiance mutuelle sur la correction des erreurs procédurales des juridictions des États membres (II).
I. L’exclusion de la violation des règles de litispendance du champ de l’ordre public
La Cour de justice fonde sa décision sur une conception stricte du mécanisme de reconnaissance des jugements, en rattachant la litispendance aux règles de compétence (A), ce qui a pour effet de la soustraire au contrôle au titre de l’ordre public (B).
A. Le rattachement de la litispendance aux règles de compétence
La Cour rappelle d’abord que les règles de litispendance visent à « éviter des procédures parallèles devant les juridictions de différents États membres et la contrariété de décisions qui pourraient en résulter ». Elle confirme qu’une situation de litispendance existe lorsqu’une juridiction est saisie d’une demande en séparation de corps et une autre d’une demande en divorce entre les mêmes parties, en application de l’article 19 du règlement n° 2201/2003. Dans ce cas, la juridiction saisie en second lieu doit surseoir à statuer. La Cour précise également que lorsque des demandes relatives à la responsabilité parentale ou aux obligations alimentaires sont accessoires à l’action principale, elles suivent le même régime. Ainsi, la juridiction roumaine, saisie en second lieu, a bien méconnu les dispositions des règlements européens en se déclarant compétente.
Cependant, la Cour analyse la nature de cette règle. Elle relève que l’article 19 du règlement n° 2201/2003, qui traite de la litispendance, « fait partie du chapitre II dudit règlement, intitulé “compétence” ». Ce positionnement textuel n’est pas anodin ; il conduit la Cour à considérer que les règles de litispendance, bien que non expressément listées parmi les chefs de compétence exclusifs, relèvent de la même logique procédurale. Elles ont pour objet de répartir les affaires entre les juridictions des États membres et de déterminer laquelle doit statuer, ce qui constitue l’essence même d’une règle de compétence.
B. L’interdiction du contrôle de la compétence par le biais de l’ordre public
Une fois la nature de la règle de litispendance établie, la Cour en tire une conséquence procédurale déterminante. Selon l’article 24 du règlement n° 2201/2003 et l’article 35, paragraphe 3, du règlement n° 44/2001, il est formellement interdit à la juridiction requise de contrôler la compétence de la juridiction de l’État membre d’origine. Or, la Cour estime que permettre le refus de reconnaissance d’une décision au motif qu’elle a été rendue en violation des règles de litispendance reviendrait précisément à opérer un tel contrôle. La juridiction de l’État premier saisi serait amenée à « [vérifier] si les règles de litispendance ont été correctement appliquées par la juridiction saisie en second lieu et, partant, [à apprécier] les raisons pour lesquelles cette dernière n’a pas décliné sa compétence ».
Un tel examen est prohibé. Par conséquent, la Cour juge que l’exception d’ordre public ne peut être invoquée pour sanctionner la violation de l’article 19 du règlement n° 2201/2003, car « le critère de l’ordre public […] ne peut être appliqué aux règles de compétence ». La solution est nette : l’erreur commise par la juridiction seconde saisie, aussi manifeste soit-elle, ne peut être corrigée au stade de la reconnaissance par la juridiction première saisie. Le mécanisme de la confiance mutuelle impose de tenir pour acquise la décision étrangère, même si elle repose sur une application erronée du droit de l’Union.
II. La primauté de la confiance mutuelle sur la correction des erreurs procédurales
Cet arrêt illustre de manière significative la prévalence de la confiance mutuelle dans l’espace judiciaire européen, en donnant la priorité à la première décision devenue définitive (A), ce qui renforce l’obligation pour les parties d’épuiser les voies de recours dans l’État où l’erreur a été commise (B).
A. La consécration de la première décision définitive
En pratique, cette décision a pour effet de faire prévaloir non pas la juridiction première saisie, mais la juridiction qui statue la première par une décision passée en force de chose jugée. Le règlement des situations de litispendance repose sur un mécanisme préventif : la juridiction seconde saisie doit se dessaisir. Toutefois, si cette dernière méconnaît son obligation et rend une décision qui devient définitive avant que la juridiction première saisie n’ait statué, cette décision doit être reconnue dans tous les autres États membres, y compris celui de la juridiction première saisie. L’objectif de prévention des décisions contradictoires est ainsi atteint, non par le respect de l’ordre de saisine, mais par la force obligatoire attachée à la première décision définitive.
Cette approche favorise la sécurité juridique et la rapidité. Elle incite les juridictions à statuer promptement et les parties à ne pas multiplier les procédures. Le risque, pour le demandeur devant la juridiction première saisie, est de voir son action privée d’effet si une procédure plus rapide aboutit dans un autre État membre, même si elle a été engagée en violation des règles. La confiance dans le système judiciaire de chaque État membre est telle que le droit de l’Union présume que l’erreur d’une juridiction sera corrigée par ses propres instances d’appel.
B. Le renforcement de l’obligation d’exercer les voies de recours internes
La solution de la Cour porte en elle une implication fondamentale pour les justiciables. Face à une juridiction seconde saisie qui refuse à tort de surseoir à statuer, la partie qui a soulevé l’exception de litispendance ne peut attendre passivement que la juridiction première saisie refuse ultérieurement de reconnaître la décision. Elle doit activement contester la décision de la juridiction seconde saisie en utilisant toutes les voies de recours disponibles dans cet État membre. C’est au sein de l’ordre juridique où l’erreur a été commise que la correction doit avoir lieu. Le refus de reconnaissance n’est pas une voie de recours déguisée contre une décision étrangère.
La Cour souligne que les motifs de non-reconnaissance « doivent être réduits au minimum nécessaire » et interprétés strictement. Refuser la reconnaissance pour une violation des règles de litispendance reviendrait à remettre en question la finalité même des règlements, qui est de garantir la libre circulation des décisions. L’arrêt réaffirme avec force que la confiance mutuelle, « pierre angulaire de la création d’un véritable espace judiciaire », impose d’accepter les décisions des autres États membres, sauf dans les cas les plus graves touchant aux principes fondamentaux de l’ordre juridique de l’État requis, ce que ne constitue pas une erreur sur la compétence.