Par un arrêt de principe, la Cour de justice de l’Union européenne a clarifié les conditions d’octroi de la protection internationale pour les femmes fuyant des persécutions liées au genre. En l’espèce, une ressortissante d’un pays tiers avait sollicité l’asile dans un État membre, exposant craindre pour sa vie après avoir été menacée par des membres de sa famille en raison de sa volonté de se soustraire à un mariage forcé et de son mode de vie jugé contraire aux traditions. L’autorité nationale compétente ayant rejeté sa demande, la requérante a saisi une juridiction administrative. Cette dernière, confrontée à des difficultés d’interprétation de la directive 2011/95/UE, a décidé de surseoir à statuer pour poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice.
Il était ainsi demandé à la Cour si la notion de « certain groupe social » pouvait englober l’ensemble des femmes d’un pays d’origine. La juridiction de renvoi s’interrogeait également sur la nécessité d’établir un lien de causalité entre le motif de persécution et les agissements d’acteurs non étatiques, ou s’il suffisait que ce lien existe avec le défaut de protection de l’État. Enfin, la question se posait de savoir si la menace de crimes dits d’honneur pouvait constituer une « atteinte grave » justifiant l’octroi de la protection subsidiaire. En réponse, la Cour a jugé que les femmes, dans leur ensemble ou en groupes plus restreints, peuvent constituer un « certain groupe social ». Elle a ajouté qu’il n’est pas indispensable de prouver un lien entre les actes de persécution émanant d’acteurs non étatiques et un motif de persécution, dès lors qu’un tel lien peut être établi avec l’inaction des autorités étatiques. La Cour a enfin affirmé que la menace de violences pour transgression des normes traditionnelles constitue bien une « atteinte grave » au sens du droit de la protection subsidiaire. L’interprétation extensive des critères d’éligibilité au statut de réfugié (I) se double ainsi d’une consolidation de la protection subsidiaire comme alternative face aux violences de genre (II).
I. La conception élargie de la persécution pour l’octroi du statut de réfugié
La décision de la Cour affine la notion de persécution en reconnaissant d’une part les femmes comme un groupe social spécifique (A) et en assouplissant d’autre part l’exigence du lien de causalité en présence d’acteurs non étatiques (B).
A. La reconnaissance des femmes en tant que groupe social
La Cour de justice consacre une interprétation extensive de la notion de groupe social, confirmant qu’en fonction du contexte prévalant dans le pays d’origine, celui-ci peut inclure « tant les femmes de ce pays dans leur ensemble que des groupes plus restreints de femmes partageant une caractéristique commune supplémentaire ». Cette solution revêt une importance capitale pour les demandeuses d’asile fuyant des violences systémiques. En effet, elle acte que le genre peut, à lui seul, être le facteur qui expose un individu à des persécutions dans une société où les droits des femmes ne sont pas garantis. La Cour évite ainsi une approche trop restrictive qui exigerait de la demandeuse qu’elle prouve son appartenance à une catégorie plus étroitement définie que son propre sexe. Cette approche pragmatique reconnaît qu’une persécution peut être fondée sur l’identité même de la personne en tant que femme, lorsque cette identité lui vaut un statut social inférieur et une vulnérabilité accrue. La flexibilité offerte par la reconnaissance de « groupes plus restreints » permet en outre de couvrir des situations spécifiques, comme celles des femmes ayant transgressé certaines normes sociales ou ayant un certain niveau d’éducation.
B. La dissociation du lien de causalité de l’acteur de persécution
La Cour opère une clarification décisive concernant le lien entre le motif de persécution et l’auteur des actes. Elle juge qu’« il n’est pas nécessaire d’établir un lien entre l’un des motifs de persécution mentionnés à l’article 10, paragraphe 1, de cette directive et de tels actes de persécution, si un tel lien peut être établi entre l’un de ces motifs de persécution et l’absence de protection contre ces actes par les acteurs de la protection ». Ce faisant, la Cour déplace le cœur de l’analyse. Peu importe que le membre de la famille qui persécute sa victime le fasse pour des raisons purement personnelles ou culturelles ; ce qui devient déterminant, c’est que les autorités de l’État d’origine refusent ou soient incapables de la protéger précisément parce qu’elle est une femme. Cette interprétation est fondamentale dans les cas de violences domestiques ou de crimes dits d’honneur, où les persécuteurs sont des acteurs privés. Elle permet de qualifier de persécution une situation dans laquelle la défaillance de la protection étatique est elle-même discriminatoire et fondée sur l’un des motifs de la Convention de Genève.
II. Le renforcement de la protection subsidiaire face aux violences de genre
Au-delà du statut de réfugié, la Cour consolide le filet de sécurité offert par la protection subsidiaire, en qualifiant explicitement de graves atteintes les menaces de violences familiales et communautaires (A), conférant à sa décision une portée systémique pour les femmes menacées (B).
A. L’inclusion des violences familiales et communautaires dans les atteintes graves
La Cour de justice interprète l’article 15 de la directive en affirmant que « la notion d’« atteintes graves » couvre la menace réelle, pesant sur le demandeur, d’être tué ou de se voir infliger des actes de violence par un membre de sa famille ou de sa communauté, en raison de la transgression supposée de normes culturelles, religieuses ou traditionnelles ». Cette précision est d’une grande valeur pratique. Elle offre une voie d’accès à la protection internationale même lorsque les conditions rigoureuses du statut de réfugié, notamment l’établissement d’un lien avec l’un des cinq motifs, ne seraient pas remplies. La Cour reconnaît ainsi la spécificité et l’extrême gravité des violences exercées au nom de l’honneur ou de la tradition, qui peuvent aller jusqu’à la menace de mort. En les qualifiant expressément d’« atteintes graves », elle enjoint les États membres à ne pas minimiser ces menaces et à leur accorder la même importance qu’à celles émanant d’un conflit armé ou de la peine capitale. Cette solution garantit qu’une protection effective soit accordée à des personnes en situation de danger objectif et immédiat pour leur vie ou leur intégrité physique.
B. La portée systémique de la décision pour la protection des femmes
En combinant ces trois interprétations, la Cour de justice de l’Union européenne bâtit un cadre de protection cohérent et renforcé pour les femmes victimes de violences de genre. La décision a une portée considérable car elle harmonise l’approche des États membres sur des questions qui faisaient l’objet d’interprétations divergentes. D’une part, elle facilite l’accès au statut de réfugié en validant une lecture sociologique de la notion de groupe social et en se concentrant sur la responsabilité indirecte de l’État. D’autre part, elle sécurise l’octroi de la protection subsidiaire comme une alternative robuste pour des situations de menaces graves qui ne trouveraient pas de réponse sous le régime de la Convention de Genève. Cet arrêt constitue un signal fort, affirmant que le droit d’asile européen est un instrument dynamique qui doit être interprété à la lumière des formes contemporaines de persécution, parmi lesquelles les violences fondées sur le genre occupent une place centrale. Les juridictions nationales disposent désormais d’une grille d’analyse claire pour évaluer les demandes de protection formées par des femmes fuyant de telles menaces.