Cour de justice de l’Union européenne, le 16 juillet 2009, n°C-385/07

Par un arrêt du 2 avril 2009, la Cour de justice des Communautés européennes, statuant en grande chambre, s’est prononcée sur les liens entre le droit de la concurrence et le droit des marques. La décision portait sur l’abus de position dominante d’une entreprise gérant un système de collecte et de valorisation des emballages usagés. L’affaire a permis de clarifier dans quelle mesure une entreprise en position dominante peut invoquer la protection conférée par un droit de marque pour justifier des pratiques contractuelles restreignant la concurrence sur le marché des services auxquels cette marque est attachée.

En l’espèce, une réglementation nationale obligeait les fabricants et distributeurs à assurer la reprise et la valorisation de leurs emballages de vente usagés. Ils pouvaient s’acquitter de cette obligation en adhérant à un système collectif. Une société privée avait mis en place le seul système collectif d’envergure nationale, acquérant de ce fait une position dominante. La participation à ce système était formalisée par un contrat d’utilisation d’un logo, qui devait être apposé sur les emballages. Ce contrat stipulait que la redevance due par le client était calculée sur la totalité des emballages porteurs du logo qu’il mettait sur le marché national, même si une partie de ces emballages était en réalité traitée par un système concurrent ou par un système individuel mis en place par le client lui-même. En pratique, les contraintes industrielles rendaient économiquement irréalisable la création de lignes de production distinctes pour différencier les emballages selon le système de valorisation.

La Commission européenne, saisie de plusieurs plaintes, a considéré que ce système de redevance constituait un abus de position dominante au sens de l’article 82 du traité CE. Elle a enjoint à l’entreprise de cesser d’exiger le paiement d’une redevance pour les emballages dont il était prouvé qu’ils avaient été traités par un autre système. L’entreprise a formé un recours en annulation contre cette décision devant le Tribunal de première instance, lequel a rejeté le recours. L’entreprise a alors saisi la Cour de justice d’un pourvoi, soutenant que le Tribunal avait commis des erreurs de droit, notamment en méconnaissant la portée de ses droits exclusifs de titulaire de la marque.

Il était ainsi demandé à la Cour de justice de déterminer si une entreprise en position dominante commet un abus en liant le paiement d’une redevance de service à l’usage d’une marque, pour ensuite exiger cette redevance même lorsque le service n’est pas fourni. La question se posait également de savoir si le droit exclusif conféré par la marque pouvait justifier une telle pratique contractuelle ayant pour effet de cloisonner le marché.

La Cour de justice rejette le pourvoi et confirme l’analyse du Tribunal. Elle juge que le fait d’exiger le paiement d’un service non rendu constitue une condition de transaction non équitable constitutive d’un abus de position dominante. Elle précise que le titulaire d’une marque ne peut se prévaloir de son droit exclusif pour légitimer une pratique abusive à l’encontre de ses propres licenciés, lesquels utilisent la marque avec son consentement.

La solution consacre ainsi une application rigoureuse de la prohibition des abus de position dominante aux pratiques tarifaires (I), tout en précisant la subordination du droit des marques aux impératifs de la libre concurrence (II).

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I. La confirmation d’une pratique tarifaire constitutive d’un abus d’exploitation

L’arrêt confirme l’analyse selon laquelle le système de redevance litigieux constitue un abus de position dominante. Cette qualification repose sur l’identification d’une condition de transaction inéquitable (A) que les nécessités de fonctionnement du système de collecte ne sauraient justifier (B).

A. La qualification de condition de transaction non équitable

La Cour de justice valide le raisonnement selon lequel le contrat liant le titulaire de la marque à ses clients imposait des prix non équitables au sens de l’article 82, second alinéa, sous a), du traité CE. L’abus résidait dans la déconnexion entre le service pour lequel la redevance était payée et la réalité de la prestation effectuée. En effet, la redevance était présentée comme la contrepartie d’un service de collecte et de valorisation des déchets d’emballages. Or, l’entreprise dominante exigeait le paiement pour la totalité des emballages arborant son logo, y compris lorsque la preuve était rapportée que ce service de traitement était en réalité assuré par un concurrent.

La Cour confirme ainsi l’appréciation du Tribunal, qui avait jugé que « le comportement reproché à [l’entreprise] à l’article 1er de la décision litigieuse et consistant à exiger le versement d’une redevance pour la totalité des emballages commercialisés en Allemagne avec le logo […], alors même que les clients de cette société démontrent qu’ils ne recourent pas au système [de l’entreprise] pour une partie ou la totalité de ces emballages, s’analyse comme un abus de position dominante ». Cette approche s’inscrit dans une jurisprudence constante qui considère comme abusive l’imposition de prix disproportionnés par rapport à la valeur économique de la prestation fournie. En l’espèce, la valeur de la prestation était nulle pour les emballages traités par des tiers, rendant la redevance correspondante manifestement inéquitable.

B. Le rejet de la justification tirée des contraintes opérationnelles

L’entreprise dominante tentait de justifier sa pratique en invoquant les contraintes techniques et la nécessité d’assurer la viabilité financière et la transparence de son système. Selon elle, le système de redevance global était indispensable au bon fonctionnement de la collecte et au respect des obligations légales nationales. La Cour, suivant en cela le Tribunal, écarte cet argument. Elle estime que ni la réglementation nationale ni les nécessités propres au fonctionnement du système n’autorisent une entreprise à imposer des conditions qui ont pour effet d’évincer ses concurrents.

Le raisonnement s’appuie sur la possibilité d’organiser des « systèmes mixtes », où un même producteur recourt à plusieurs prestataires. La fonction du logo, dans ce contexte, n’est pas de garantir que chaque emballage sera traité par l’entreprise dominante, mais d’informer le consommateur qu’il peut utiliser le système de collecte mis à sa disposition. La Cour relève que « l’apposition dudit logo sur un emballage notifié au système […] indique clairement aux consommateurs et aux autorités concernées […] que l’emballage en question n’est plus soumis à l’obligation de reprise aux points de vente ». En conséquence, les difficultés organisationnelles d’une entreprise dominante ne sauraient justifier une structure de redevances qui fait obstacle à l’entrée ou au développement de concurrents sur le marché.

II. La portée limitée du droit des marques face au droit de la concurrence

L’intérêt principal de l’arrêt réside dans la manière dont la Cour articule le droit des marques avec les règles de concurrence. Elle considère que le droit exclusif du titulaire de la marque est inopérant pour légitimer une clause abusive à l’encontre d’un licencié (A), tout en prenant soin de préserver la substance de la fonction de la marque et la possibilité d’une juste rémunération pour son usage (B).

A. L’inapplicabilité du droit exclusif dans les rapports avec le licencié

L’argument central du pourvoi reposait sur la violation du droit exclusif conféré par l’article 5 de la directive sur les marques. L’entreprise soutenait que l’obligation de ne pas percevoir de redevance pour des emballages porteurs de son logo revenait à lui imposer une licence gratuite, en contradiction avec son droit d’interdire aux tiers l’usage de sa marque. La Cour rejette fermement cette analyse en opérant une distinction fondamentale. Le droit exclusif protège le titulaire contre un usage de la marque fait en l’absence de son consentement.

Or, en l’espèce, les clients utilisant le logo étaient des licenciés, qui l’apposaient en vertu d’un contrat conclu avec le titulaire de la marque. La Cour souligne que la directive « ne couvre pas l’hypothèse où un tiers utilise la marque avec le consentement du titulaire de celle-ci ». Le litige ne portait donc pas sur un usage non autorisé de la marque, mais sur le caractère abusif des conditions financières stipulées dans le contrat de licence. C’est l’entreprise dominante elle-même qui avait « créé un système qui impose l’apposition du logo […] sur tous les emballages notifiés », elle ne pouvait donc invoquer le droit des marques pour défendre les conséquences anticoncurrentielles de son propre modèle contractuel. Le droit de la concurrence vient ainsi réguler l’exercice du droit contractuel, sans remettre en cause la validité de la licence elle-même.

B. La distinction entre la rémunération du service et la valeur de la marque

Tout en condamnant la pratique abusive, la Cour apporte une nuance importante qui préserve la valeur économique de la marque. Elle valide l’analyse du Tribunal selon laquelle la décision de la Commission n’interdit pas en soi toute forme de rémunération. Si l’entreprise dominante ne peut exiger le paiement d’un service de valorisation qu’elle n’a pas fourni, la Cour admet qu’il « ne saurait être exclu que l’apposition du logo […] est susceptible d’avoir un prix ». Ce prix ne pourrait représenter celui du service, mais devrait correspondre à la valeur intrinsèque de la marque, c’est-à-dire l’avantage procuré par la simple mise à disposition du système de collecte pour le consommateur final.

Cette distinction est essentielle. Elle signifie que si le droit de la concurrence interdit de facturer une prestation inexistante, il n’efface pas pour autant la valeur économique que peut représenter un signe distinctif. La décision sanctionne l’exploitation abusive, non l’existence d’une redevance de licence en tant que telle. La Cour encadre ainsi les effets de sa décision, en limitant l’interdiction de perception aux seuls montants indûment liés au service non rendu. La solution protège la concurrence sur le marché des services tout en reconnaissant que l’usage d’une marque, même dans un contexte de position dominante, peut légitimement faire l’objet d’une contrepartie financière adéquate et non discriminatoire.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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