Par un arrêt en date du 6 octobre 2025, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les contours de la compétence spéciale en matière délictuelle, prévue par le règlement (CE) n° 44/2001. En l’espèce, une personne physique avait subi une perte pécuniaire à la suite d’un agissement qualifié d’illicite, commis sur le territoire d’un autre État membre. Le préjudice s’était matérialisé par un débit sur son compte bancaire, tenu dans son État de résidence. C’est devant les juridictions de ce même État que la victime a entendu attraire l’auteur du dommage. Saisi du litige, le défendeur a soulevé une exception d’incompétence territoriale, arguant que les juridictions de l’État du demandeur n’étaient pas légitimes pour connaître de l’affaire. La juridiction nationale, confrontée à l’interprétation de la notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit », a alors décidé de surseoir à statuer pour interroger la Cour de justice à titre préjudiciel. La question posée visait essentiellement à déterminer si le lieu de situation du compte bancaire d’une victime, où se manifeste une perte purement financière, peut constituer le lieu du dommage au sens de l’article 5, point 3, du règlement. À cette interrogation, la Cour répond par la négative, en affirmant que « ne saurait être considéré comme « lieu où le fait dommageable s’est produit », en l’absence d’autres points de rattachement, le lieu situé dans un État membre où un préjudice est survenu, lorsque ce préjudice consiste exclusivement en une perte financière qui se matérialise directement sur le compte bancaire du demandeur et qui résulte directement d’un acte illicite commis dans un autre État membre ».
I. La consécration d’une interprétation restrictive du for délictuel en matière de préjudice purement financier
La Cour de justice opère une distinction nette entre la matérialisation du préjudice et le préjudice lui-même, refusant d’assimiler le lieu du compte bancaire au lieu du dommage (A), afin de garantir la prévisibilité de la compétence juridictionnelle (B).
A. Le rejet d’une conception extensive du lieu de matérialisation du préjudice
En matière délictuelle, la jurisprudence européenne a depuis longtemps consacré une option de compétence au profit du demandeur. Celui-ci peut saisir soit les juridictions du lieu de l’événement causal à l’origine du dommage, soit celles du lieu où ce dommage s’est produit. L’arrêt commenté vient cependant apporter une limite importante à la seconde branche de cette alternative dans l’hypothèse spécifique d’un préjudice exclusivement financier. La Cour refuse de considérer le lieu de situation du compte bancaire comme un critère de rattachement autonome et suffisant. Elle juge que la perte financière n’est que la conséquence d’un fait dommageable antérieur, dont la localisation ne saurait dépendre d’un élément aussi contingent que le lieu de domiciliation bancaire du demandeur.
La solution écarte ainsi une interprétation qui aurait permis d’attraire un défendeur devant les tribunaux du domicile de la victime pour tout préjudice pécuniaire, ouvrant la voie à un *forum actoris* déguisé. La Cour souligne que le préjudice « consiste exclusivement en une perte financière qui se matérialise directement sur le compte bancaire ». Cette précision est déterminante : elle signifie que la localisation du compte est un simple point de réception des conséquences financières d’un dommage dont l’origine se situe ailleurs. Ainsi, la Cour considère que retenir un tel critère reviendrait à méconnaître l’exigence d’un lien de rattachement particulièrement étroit entre la contestation et la juridiction saisie.
B. La nécessaire préservation de la prévisibilité des fors compétents
Le refus d’admettre la compétence des juridictions du lieu du compte bancaire s’explique principalement par la volonté de préserver l’objectif de prévisibilité des règles de compétence. Les règles édictées par le règlement n° 44/2001 visent à permettre à un défendeur normalement diligent de prévoir raisonnablement dans quel État membre il pourrait être attrait en justice. Or, la localisation du compte bancaire d’une victime potentielle est un élément largement fortuit et facilement déplaçable, qui échappe à la maîtrise et à la prévision de l’auteur présumé du dommage. Admettre une telle compétence créerait une insécurité juridique considérable, notamment dans le contexte des transactions dématérialisées et des activités économiques transfrontalières.
La Cour rappelle implicitement que les compétences spéciales, dérogatoires au principe de la compétence des juridictions du domicile du défendeur, doivent faire l’objet d’une interprétation stricte. En exigeant « d’autres points de rattachement », elle invite le juge national à rechercher des indices plus substantiels liant le litige au for saisi. L’arrêt renforce ainsi la cohérence du système juridictionnel européen en privilégiant une approche objective de la localisation du dommage, fondée sur des critères stables et prévisibles pour l’ensemble des parties.
II. La portée d’une solution pragmatique entre l’office du juge et la clarification bienvenue
Au-delà de cette solution de fond, la Cour rappelle également le rôle actif du juge national dans l’examen de sa compétence (A), tout en offrant une clarification bienvenue qui limite les risques de forum shopping (B).
A. Le rappel du rôle du juge national dans l’appréciation de sa propre compétence
Dans le second point de son dispositif, l’arrêt énonce que « la juridiction saisie d’un litige doit apprécier tous les éléments dont elle dispose, y compris, le cas échéant, les contestations émises par le défendeur ». Cette affirmation, bien que non révolutionnaire, constitue un rappel important de l’office du juge en matière de vérification de la compétence internationale. Le juge ne doit pas se contenter des seules allégations du demandeur pour fonder sa compétence. Il lui appartient de procéder à un examen concret des pièces versées au débat, incluant les arguments et preuves soulevés par la partie défenderesse contestant la compétence.
Ce faisant, la Cour souligne la nature contradictoire de l’examen de la compétence. Cette étape procédurale n’est pas une simple formalité, mais un véritable mini-procès incident où chaque partie doit pouvoir faire valoir ses arguments. En invitant expressément le juge à tenir compte des « contestations émises par le défendeur », la Cour de justice garantit l’effectivité du droit à un procès équitable dès les premières phases de l’instance. Le juge national est ainsi conforté dans sa mission de gardien des règles de compétence, qui sont d’ordre public au sein de l’espace judiciaire européen.
B. L’affirmation d’un principe de rattachement objectif et la limitation du forum shopping
En définitive, la portée de cet arrêt dépasse le seul cas des préjudices purement financiers. Il s’inscrit dans un mouvement jurisprudentiel visant à rationaliser les chefs de compétence et à lutter contre les stratégies de *forum shopping*. En écartant un critère de rattachement jugé trop ténu et subjectif, la décision renforce l’idée qu’une juridiction ne peut être compétente que si elle entretient un lien objectif et substantiel avec le litige qui lui est soumis. Cette solution est d’autant plus pertinente à l’ère numérique, où la localisation des dommages peut devenir particulièrement évanescente.
Cette décision apporte une sécurité juridique appréciable aux opérateurs économiques et aux particuliers agissant dans l’Union européenne. Elle clarifie les règles du jeu en limitant la possibilité pour un demandeur de choisir une juridiction sur la seule base de sa convenance personnelle. La solution retenue apparaît donc comme un juste équilibre entre la protection des intérêts de la victime et la nécessité de garantir au défendeur un accès prévisible et équitable à la justice. La Cour réaffirme ainsi que l’espace de liberté, de sécurité et de justice repose sur des règles claires et respectées par tous.