Cour de justice de l’Union européenne, le 16 juin 2022, n°C-697/19

Par un arrêt du 3 juin 2021, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en sa quatrième chambre, a apporté une clarification substantielle sur la qualification d’infraction unique et continue en droit de la concurrence. La décision portait sur une entente dans le secteur des lecteurs de disques optiques, pour laquelle la Commission européenne avait sanctionné plusieurs entreprises. Les faits de l’espèce concernent deux sociétés d’un même groupe qui ont participé à une coordination de leurs comportements concurrentiels lors d’appels d’offres organisés par un important fabricant d’ordinateurs. Suite à une enquête, la Commission a adopté une décision en 2015, constatant que ces sociétés avaient participé à une infraction unique et continue, mais ajoutant que cette infraction était « composée de plusieurs infractions distinctes ». Une amende solidaire de plus de vingt millions d’euros leur a été infligée. Les entreprises ont saisi le Tribunal de l’Union européenne, qui a rejeté leur recours par un arrêt du 12 juillet 2019. Saisie d’un pourvoi par les entreprises, la Cour de justice était amenée à se prononcer sur la question de savoir si la Commission peut, après avoir établi l’existence d’une infraction unique et continue, retenir cumulativement à la charge d’une entreprise la qualification d’infractions distinctes pour les actes la constituant, sans l’avoir expressément indiqué dans la communication des griefs et sans le motiver spécifiquement dans sa décision finale. La Cour de justice répond par la négative, annulant l’arrêt du Tribunal et, statuant au fond, la décision de la Commission sur ce point précis. Elle juge que la double qualification d’infraction unique et continue et d’infractions distinctes requiert le respect des droits de la défense dès la communication des griefs ainsi qu’une motivation adéquate dans la décision finale, mais que le manquement à ces exigences n’affecte pas nécessairement le montant de l’amende lorsque celle-ci sanctionne valablement l’infraction unique et continue.

La Cour consolide ainsi la notion d’infraction unique et continue en précisant rigoureusement les conditions de sa coexistence avec une qualification d’infractions distinctes (I), tout en confirmant que l’annulation d’une telle qualification cumulative, si elle est procéduralement viciée, demeure sans effet sur la sanction lorsque le grief principal est solidement établi (II).

I. La consolidation de l’autonomie de l’infraction unique et continue

La Cour de justice saisit l’occasion de cet arrêt pour rejeter toute automaticité dans la qualification des actes composant une infraction unique et continue (A) et pour réaffirmer avec force les garanties procédurales qui s’attachent à une éventuelle double qualification (B).

A. Le rejet d’une composition nécessaire par des infractions distinctes

Le Tribunal avait estimé que les entreprises ne pouvaient ignorer que les contacts bilatéraux constitutifs de l’infraction unique et continue formaient eux-mêmes des infractions, partant d’une prémisse selon laquelle une telle composition était inhérente à la notion même d’infraction unique. La Cour de justice censure cette analyse en opérant une distinction fondamentale entre les comportements factuels et leur qualification juridique. Elle énonce clairement que « si un ensemble de comportements peut être qualifié, sous les conditions énoncées aux points 63 et 64 du présent arrêt, d’infraction unique et continue, il ne saurait en être déduit que chacun de ces comportements doit, en lui-même et pris isolément, nécessairement être qualifié d’infraction distincte à cette disposition ». Cette prise de position clarifie que l’infraction unique et continue est une construction juridique globale, visant à appréhender un plan d’ensemble anticoncurrentiel. Les actes individuels qui la composent, tels que des échanges d’informations ou des réunions, constituent avant tout des éléments de preuve de la participation à ce plan global. Ils n’ont pas besoin de satisfaire, chacun, aux critères d’une infraction autonome pour que la responsabilité de l’entreprise au titre de l’infraction unique soit engagée. Cette dissociation renforce la cohérence de la notion, qui permet de tenir une entreprise responsable pour l’ensemble d’une entente, y compris pour des actes auxquels elle n’a pas directement participé, dès lors qu’elle avait connaissance du plan global et y a contribué.

B. Le rappel des garanties procédurales attachées à la double qualification

Ayant établi qu’une double qualification n’est pas automatique, la Cour en tire les conséquences procédurales qui s’imposent pour garantir les droits des entreprises. Elle juge qu’il n’est possible d’envisager une telle dualité de qualifications qu’à deux conditions cumulatives. D’une part, le respect des droits de la défense exige que l’entreprise soit clairement informée de cette intention dès la procédure administrative. La Cour souligne que « le respect des droits de la défense de ces destinataires exige que la Commission expose, dans cette communication, les éléments nécessaires pour permettre à ceux-ci de comprendre que la Commission les poursuit au titre tant de ladite infraction unique et continue que de chacune de ces infractions distinctes ». D’autre part, la décision finale doit elle-même être suffisamment motivée sur ce point. La Commission ne peut se contenter d’affirmer l’existence d’infractions distinctes en se fondant sur la preuve de l’infraction unique ; « elle doit préciser et motiver la qualification juridique d’infraction distincte qu’elle donne à chacun de ces comportements ». En l’espèce, la Cour constate que la communication des griefs n’évoquait que l’infraction unique et continue et que la décision litigieuse se bornait à une affirmation générale, privant ainsi les entreprises de la possibilité de se défendre utilement contre ce grief supplémentaire et le juge de son pouvoir de contrôle.

Cette clarification sur la nécessaire autonomie de l’infraction unique et continue et les garanties procédurales qui en découlent n’entraîne cependant pas de remise en cause de la sanction pécuniaire infligée aux requérantes.

II. La portée circonscrite de l’annulation procédurale sur la sanction de l’entente

La Cour, après avoir annulé l’arrêt du Tribunal, examine les conséquences de son analyse sur la décision de la Commission. Elle confirme la validité du constat de l’infraction unique et continue (A), ce qui la conduit logiquement à maintenir l’amende dans son intégralité (B).

A. Le maintien de la responsabilité au titre de l’infraction unique et continue

L’annulation de la décision de la Commission est strictement partielle : elle ne porte que sur la constatation de l’existence de « plusieurs infractions distinctes ». Le cœur du reproche formulé par la Commission, à savoir la participation des entreprises à une infraction unique et continue, demeure intact. La Cour examine et rejette en effet les autres moyens du pourvoi qui contestaient la matérialité et la durée de cette infraction. Elle valide notamment l’approche de la Commission fondée sur un faisceau d’indices, considérant que « le Tribunal a, en substance, confirmé que l’approche de la Commission, consistant à se fonder sur un faisceau d’indices pour établir l’existence d’une infraction unique et continue, était conforme à la jurisprudence relative à la preuve d’une infraction au titre de l’article 101 TFUE ». De même, elle écarte l’argument tiré de l’existence d’une période de huit mois sans contact prouvé, rappelant que des interruptions dans les manifestations de l’entente sont sans incidence sur son existence dès lors que le plan d’ensemble et la finalité unique persistent. La solidité du grief principal, celui de l’infraction unique et continue, n’est donc pas ébranlée par le vice procédural qui affectait la qualification cumulative et superfétatoire d’infractions distinctes.

B. L’absence d’incidence sur le montant de l’amende

Statuant avec une compétence de pleine juridiction, la Cour examine s’il y a lieu de modifier le montant de l’amende. La conclusion de la Cour peut surprendre, puisqu’elle maintient l’amende de 21 024 000 euros alors même qu’elle a procédé à une annulation partielle de la décision. Cette solution s’explique par le fait que le calcul de l’amende, tel que réalisé par la Commission, reposait entièrement sur la gravité et la durée de l’infraction unique et continue. La constatation supplémentaire relative aux infractions distinctes n’avait eu aucune incidence sur la détermination du montant de la sanction. Par conséquent, l’annulation de ce chef de la décision, pour des motifs purement procéduraux, ne prive pas l’amende de sa base légale. La Cour considère qu’« aucun des éléments dont les requérantes se sont prévalues dans le cadre de la présente affaire, ni aucun motif d’ordre public, ne justifie qu’elle fasse usage de sa compétence de pleine juridiction pour réduire le montant de l’amende ». Cette approche pragmatique délivre un message clair : une erreur de la Commission dans la qualification juridique des faits, même si elle conduit à une annulation partielle pour violation des droits de la défense, n’ouvre pas droit à une réduction de la sanction si elle est sans lien avec les paramètres de son calcul et si le comportement anticoncurrentiel principal est, lui, correctement établi et sanctionné.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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