Par un arrêt en date du 16 mai 2024, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions temporelles de mise en œuvre de la procédure de négociation sur l’implication des travailleurs au sein d’une société européenne.
En l’espèce, une société européenne holding a été constituée par deux sociétés sans travailleurs, relevant de deux États membres différents. Cette société holding a été immatriculée sans qu’aucune négociation sur l’implication des travailleurs n’ait été menée, conformément au droit de l’Union, en l’absence de personnel dans les sociétés fondatrices. Le jour suivant son immatriculation, cette société européenne est devenue la société mère d’un groupe employant plusieurs milliers de travailleurs dans divers États membres, entraînant la suppression du régime de cogestion qui existait jusqu’alors dans l’une des filiales acquises. Un comité d’entreprise de groupe a alors saisi les juridictions allemandes afin que soit ordonnée l’ouverture d’une procédure de négociation sur l’implication des travailleurs a posteriori. Après le rejet de sa demande en première instance et en appel, la Cour fédérale du travail a été saisie et a décidé de surseoir à statuer pour interroger la Cour de justice sur l’interprétation du droit de l’Union.
Le demandeur au pourvoi soutenait que l’objectif des textes européens exigeait la mise en œuvre a posteriori d’une procédure de négociation dès lors que la société européenne, initialement sans travailleurs, se trouvait à la tête de filiales qui en employaient. Les juges du fond avaient au contraire considéré que les dispositions applicables ne prévoyaient pas une telle obligation lorsque les conditions d’ouverture des négociations n’étaient pas réunies au moment de la constitution de la société.
La question de droit soumise à la Cour consistait donc à déterminer si le règlement n° 2157/2001 et la directive 2001/86 imposent l’ouverture d’une procédure de négociation sur l’implication des travailleurs lorsqu’une société européenne, valablement constituée sans travailleurs, acquiert ultérieurement le contrôle de filiales qui emploient du personnel.
La Cour de justice répond par la négative, jugeant que les dispositions du droit de l’Union lient la procédure de négociation sur l’implication des travailleurs au seul processus de constitution de la société européenne et n’imposent pas son ouverture ultérieure dans une telle situation. Si la Cour consacre ainsi une application stricte des conditions temporelles de la négociation (I), elle rappelle toutefois que les États membres doivent sanctionner les montages abusifs visant à priver les travailleurs de leurs droits (II).
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I. L’affirmation d’une application temporelle stricte de la procédure de négociation
La Cour de justice fonde sa décision sur une interprétation littérale et téléologique des textes applicables, qui subordonnent l’engagement des négociations à la seule phase de création de la société européenne (A) et excluent toute obligation d’ouvrir une telle procédure a posteriori en dehors des cas spécifiquement prévus (B).
A. La négociation comme prérequis à la constitution de la société européenne
Le règlement n° 2157/2001 et la directive 2001/86 forment un ensemble normatif indissociable. L’article 12, paragraphe 2, du règlement dispose clairement qu’« [u]ne SE ne peut être immatriculée que si un accord sur les modalités relatives à l’implication des travailleurs […] a été conclu ». Cette disposition établit un lien de causalité direct entre l’existence de négociations et la personnalité juridique de la société européenne. La procédure de négociation constitue ainsi une condition préalable et suspensive à l’immatriculation.
Cette logique est confirmée par l’article 3 de la directive, qui impose aux organes des sociétés participantes d’engager ces négociations « dès que possible après la publication du projet de constitution ». Le déroulement de la procédure est donc intrinsèquement lié au processus de formation de la société. En l’absence de travailleurs dans les sociétés participantes ou leurs filiales au moment de ce processus, l’obligation d’engager des négociations n’a pas de support matériel, rendant l’immatriculation possible sans qu’un accord ait été recherché. La Cour constate que les textes organisent un mécanisme qui se déclenche uniquement avant la naissance de la société européenne.
B. L’absence d’obligation d’ouvrir une négociation après la constitution
La Cour relève que ni le règlement ni la directive ne prévoient expressément l’ouverture d’une procédure de négociation après l’immatriculation d’une société européenne dans une situation telle que celle de l’espèce. Les textes envisagent de manière limitative les hypothèses de renégociation ou d’ouverture tardive des pourparlers. Il en va ainsi lorsque le groupe spécial de négociation décide initialement de ne pas négocier, lorsqu’un accord conclu prévoit lui-même sa propre renégociation, ou encore lorsque, sous l’empire des dispositions de référence, l’organe de représentation des travailleurs examine l’opportunité d’ouvrir des négociations après un certain délai.
Le cas d’une société européenne constituée sans travailleurs et qui en acquiert par la suite via des filiales ne figure dans aucune de ces hypothèses. La Cour s’appuie également sur la genèse de la directive pour justifier cette interprétation stricte. Les travaux préparatoires, notamment le rapport Davignon, avaient préconisé que les négociations se tiennent avant l’immatriculation afin de garantir la prévisibilité pour les parties et la stabilité de la société. Le législateur de l’Union a donc opéré un choix délibéré en ne prévoyant pas de mécanisme de rattrapage pour les situations postérieures à la constitution, en dehors des cas énumérés.
Cette interprétation textuelle, bien que juridiquement fondée, soulève la question de l’effectivité de la protection des droits des travailleurs face à des montages qui, tout en respectant la lettre des textes, peuvent en contourner l’esprit.
II. Une protection résiduelle contre le contournement des droits des travailleurs
Si la Cour écarte une obligation automatique d’ouvrir des négociations a posteriori, elle n’exclut pas pour autant toute protection pour les travailleurs, rappelant que les droits fondamentaux et la lutte contre les abus constituent des limites. La solution conduit à constater une lacune dans l’extension du principe « avant-après » (A), mais la Cour maintient la possibilité pour les juridictions nationales de sanctionner un éventuel détournement de procédure (B).
A. La portée limitée du principe de maintien des droits
La directive 2001/86 est fondée sur le principe dit « avant-après », qui vise à garantir que la création d’une société européenne n’entraîne pas la « disparition ou l’affaiblissement du régime d’implication des travailleurs » existant dans les sociétés participantes. Le considérant 18 de la directive précise que cette approche doit s’appliquer non seulement à la constitution initiale, mais aussi aux « modifications structurelles introduites dans une se existante ».
Or, l’arrêt met en lumière une limite de ce principe. En l’absence de disposition expresse dans la directive, la Cour refuse d’étendre l’obligation de négocier aux acquisitions de filiales postérieures à la constitution, même si celles-ci constituent une modification structurelle majeure ayant un impact direct sur les droits d’implication. La protection des droits existants ne semble donc pas garantie lorsque le changement de périmètre du groupe intervient après la création d’une société européenne holding initialement dépourvue d’employés. Cette solution crée une disparité de traitement entre les travailleurs présents au moment de la création et ceux intégrés ultérieurement.
B. Le recours subsidiaire à la notion d’abus de droit
La Cour de justice prend soin de nuancer la portée de sa décision en se référant à l’article 11 de la directive 2001/86. Cette disposition impose aux États membres de prendre les mesures appropriées « pour éviter l’utilisation abusive d’une se aux fins de priver les travailleurs de droits en matière d’implication ». C’est sur ce terrain que la protection des travailleurs pourrait trouver à s’appliquer. La Cour rappelle qu’une pratique abusive est caractérisée par la réunion d’un élément objectif, à savoir l’atteinte à l’objectif de la réglementation malgré le respect formel de ses conditions, et d’un élément subjectif, consistant en l’intention d’obtenir un avantage en créant artificiellement les conditions requises.
Il appartiendra donc à la juridiction nationale d’apprécier si, dans les circonstances de l’espèce, la création de la société européenne sans travailleurs suivie de l’acquisition quasi immédiate d’une filiale employant du personnel constitue un tel abus. La proximité temporelle entre les deux opérations pourrait être un indice de la volonté de contourner l’obligation de mettre en place un régime d’implication des travailleurs. La sanction d’un tel abus relève alors du droit national, qui pourrait, le cas échéant, ordonner l’ouverture de négociations ou prévoir d’autres remèdes appropriés.