Par un arrêt en date du 16 mars 2023, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé l’articulation entre le droit des concentrations et le droit des abus de position dominante. En l’espèce, une entreprise active dans le secteur de la diffusion de la télévision numérique terrestre avait pris le contrôle exclusif d’une autre société du même secteur. Cette opération, n’atteignant ni les seuils de chiffre d’affaires prévus par le règlement (CE) n° 139/2004 pour un contrôle au niveau de l’Union, ni ceux prévus par le droit français pour un contrôle national, n’avait fait l’objet d’aucune notification préalable. Une entreprise concurrente a néanmoins saisi l’Autorité de la concurrence française, estimant que cette acquisition constituait un abus de position dominante de la part de l’acquéreur. Après avoir initialement notifié des griefs en ce sens, l’Autorité de la concurrence a finalement rejeté la plainte. Elle a considéré que le règlement sur les concentrations s’appliquait à titre exclusif à toute opération de concentration, indépendamment des seuils, excluant ainsi l’application de l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Saisie d’un recours contre cette décision de rejet, la cour d’appel de Paris a décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si l’article 21, paragraphe 1, du règlement n° 139/2004 devait être interprété comme s’opposant à ce qu’une autorité nationale de concurrence analyse une concentration, qui échappe à tout contrôle préventif, comme un abus de position dominante prohibé par l’article 102 TFUE. La Cour de justice répond par la négative, jugeant qu’un tel contrôle *a posteriori* demeure possible. Cette solution réaffirme la portée de l’interdiction des abus de position dominante (I) tout en définissant les contours d’un contrôle subsidiaire des concentrations (II).
I. La confirmation de l’applicabilité de l’article 102 TFUE aux opérations de concentration
La Cour de justice établit clairement que le régime de contrôle des concentrations ne neutralise pas l’application du droit primaire des pratiques anticoncurrentielles. Elle fonde sa décision sur une interprétation finaliste du règlement, qui ne saurait aboutir à priver l’article 102 TFUE de son effet utile (A), et rappelle la primauté de cette disposition fondamentale du traité (B).
A. Le caractère non exhaustif du règlement sur les concentrations
La Cour rappelle que l’objectif du règlement n° 139/2004 est de permettre « un contrôle effectif de toutes les concentrations en fonction de leur effet sur la structure de la concurrence ». Toutefois, elle souligne que le champ d’application de ce règlement est délimité par des seuils quantitatifs, comme l’indique son article 1er. Le système du « guichet unique » et l’exclusivité d’application prévue à l’article 21, paragraphe 1, ne concernent donc que les opérations de dimension communautaire ou celles qui sont renvoyées à la Commission. Pour les opérations situées sous ces seuils, le règlement reste silencieux. La Cour s’appuie sur le considérant 7 du règlement, qui précise que « [l]es articles [101] et [102 TFUE], tout en étant applicables, […] ne suffisent pas pour contrôler toutes les opérations de concentrations qui risquent de se révéler incompatibles avec le régime de concurrence non faussé visé par le traité ». La Cour en déduit que le règlement a été conçu comme un instrument complémentaire, et non comme un outil d’éviction des règles du traité. L’adoption de ce texte de droit dérivé, destiné à combler une lacune du système de contrôle, ne saurait donc conduire à en créer une autre en immunisant certaines opérations de tout contrôle.
B. La primauté et l’effet direct de l’article 102 TFUE
Au-delà de l’analyse du règlement, la Cour ancre sa solution dans les principes fondamentaux du droit de l’Union. Elle rappelle avec force que l’article 102 TFUE est une disposition d’effet direct, qui engendre des droits pour les justiciables que les juridictions nationales doivent sauvegarder. Son application n’est pas subordonnée à l’adoption d’un règlement procédural. Or, une interprétation qui exclurait toute application de l’article 102 TFUE à une concentration sous les seuils reviendrait à paralyser l’effet direct d’une disposition du droit primaire par un acte de droit dérivé. La Cour juge une telle conséquence inacceptable, précisant que l’interdiction de l’abus de position dominante « est suffisamment claire, précise et inconditionnelle ». Elle en conclut qu’une autorité nationale de concurrence est non seulement fondée, mais aussi tenue, de garantir l’effectivité de cette interdiction, y compris lorsqu’un abus prend la forme d’une opération de concentration non notifiable. Le fait que le règlement n° 1/2003 ne s’applique pas aux concentrations est une question de procédure qui ne saurait faire obstacle à l’application substantielle de l’article 102 TFUE.
Cette réaffirmation de principe emporte des conséquences notables quant à l’architecture du contrôle des concentrations et aux conditions de sa mise en œuvre. La décision consacre l’existence d’un contrôle *a posteriori* dont il convient de mesurer la portée et les limites.
II. La portée et les limites du contrôle *a posteriori* des concentrations sous le seuil
En validant la possibilité d’un contrôle sur le fondement de l’article 102 TFUE, la Cour admet une dualité de régimes qui modifie l’équilibre entre sécurité juridique et protection de la concurrence (A). Elle prend cependant soin d’encadrer les conditions de ce contrôle, qui reste subordonné à la démonstration d’une atteinte substantielle à la concurrence (B).
A. L’instauration d’un filet de sécurité concurrentiel
La solution retenue par la Cour de justice crée un mécanisme de contrôle subsidiaire pour les opérations qui échappent au contrôle *a priori*, notamment les acquisitions de concurrents potentiels ou d’entreprises innovantes par des acteurs dominants, souvent qualifiées d’« acquisitions prédatrices ». Ces opérations, bien que de montant limité, peuvent avoir des effets structurels néfastes sur la concurrence. En autorisant un contrôle *ex post* fondé sur l’abus de position dominante, la Cour permet aux autorités de concurrence de remédier à une lacune du système préventif, qui repose sur des seuils de chiffre d’affaires parfois inadaptés aux réalités de l’économie numérique. Cette décision va dans le sens d’une protection accrue de la structure concurrentielle des marchés. Elle entraîne néanmoins une réduction de la sécurité juridique pour les entreprises, qui ne peuvent plus considérer qu’une opération sous les seuils est définitivement à l’abri de toute contestation. La Cour a d’ailleurs rejeté la demande de limitation des effets de son arrêt dans le temps, confirmant que cette interprétation s’applique aux situations passées.
B. Les conditions strictes de la qualification d’abus
Si la Cour ouvre la voie à un contrôle *a posteriori*, elle en balise strictement l’exercice. La simple acquisition d’un concurrent par une entreprise en position dominante ne suffit pas à caractériser un abus. La Cour rappelle sa jurisprudence antérieure en précisant que pour retenir une telle qualification, il faut que le comportement de l’entreprise dominante « entrave substantiellement la concurrence sur ledit marché ». Elle renvoie explicitement à la condition selon laquelle le degré de domination atteint doit être tel qu’il « ne laisserait subsister que des entreprises dépendantes, dans leur comportement, de l’entreprise dominante ». Le seuil de preuve est donc particulièrement élevé. Il ne s’agit pas de sanctionner un simple renforcement de position dominante, mais une véritable élimination ou marginalisation de la concurrence. Cette exigence rigoureuse constitue une garantie contre une utilisation extensive de ce contrôle *a posteriori* et vise à concilier l’efficacité de l’article 102 TFUE avec la nécessaire prévisibilité pour les acteurs économiques. L’autorité de concurrence saisie devra ainsi mener une analyse approfondie des effets de l’opération sur la structure du marché pour justifier son intervention.