Par un arrêt du 16 novembre 2004, la Cour de justice des Communautés européennes, réunie en grande chambre, a précisé les règles applicables au conflit entre une marque et un nom commercial dans le cadre de l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce. En l’espèce, une entreprise brassicole américaine, titulaire de plusieurs marques enregistrées en Finlande pour de la bière, a engagé une action contre une entreprise brassicole tchèque qui commercialisait sa bière dans ce même État sous un étiquetage comportant des signes similaires. L’entreprise américaine soutenait que l’usage de ces signes créait un risque de confusion avec ses marques et demandait l’interdiction de leur utilisation, ainsi que celle du nom commercial de l’entreprise tchèque. La procédure a connu plusieurs étapes devant les juridictions finlandaises. Le tribunal de première instance d’Helsinki, par un jugement du 1er octobre 1998, a rejeté la demande, estimant qu’il n’y avait pas de risque de confusion et que l’entreprise tchèque avait le droit d’utiliser son nom commercial, protégé en Finlande par l’article 8 de la Convention de Paris. La cour d’appel d’Helsinki, dans un arrêt du 27 juin 2000, a infirmé cette décision en partie, jugeant que la preuve de la connaissance du nom commercial en Finlande avant l’enregistrement des marques n’était pas rapportée, privant ainsi ce nom de protection. Saisie du pourvoi, la Cour suprême de Finlande a décidé de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si l’accord ADPIC était applicable à un litige né avant son entrée en vigueur mais s’étant poursuivi après, et de clarifier comment cet accord arbitre le conflit entre une marque enregistrée et un nom commercial antérieur non enregistré ni consacré par l’usage dans l’État de protection de la marque. La Cour de justice a répondu que le titulaire d’une marque peut en principe interdire l’usage d’un signe similaire, même à titre de nom commercial, si cet usage porte atteinte à la fonction de garantie d’origine de la marque. Elle a toutefois précisé que le nom commercial peut constituer un droit antérieur opposable à la marque en vertu de l’accord ADPIC, à la condition que le droit sur ce nom soit né antérieurement à la marque, sans qu’un enregistrement ou un usage local soit nécessaire.
L’analyse de la Cour articule le droit exclusif conféré par la marque avec les limites posées par l’existence d’autres signes distinctifs, en l’occurrence un nom commercial. Il en ressort une protection de la marque conditionnée par sa fonction essentielle (I), qui doit néanmoins céder face à la reconnaissance d’un droit antérieur fondé sur le nom commercial (II).
I. Une protection de la marque conditionnée par sa fonction essentielle
La Cour de justice rappelle d’abord que le droit exclusif du titulaire de la marque est étendu, lui permettant de s’opposer à l’usage d’un signe similaire en tant que nom commercial (A). Elle tempère cependant immédiatement cette affirmation en soumettant cet exercice aux limites de l’usage loyal dans le commerce (B).
A. L’extension du droit exclusif du titulaire de la marque à l’usage du signe en tant que nom commercial
La Cour de justice affirme que l’usage d’un nom commercial peut être appréhendé comme l’usage d’un signe au sens de l’article 16, paragraphe 1, de l’accord ADPIC. Le droit exclusif du titulaire de la marque n’est pas limité à la seule hypothèse où un tiers utilise un signe identique ou similaire à titre de marque. Il s’étend à tout usage dans la vie des affaires qui serait susceptible de remettre en cause les fonctions de la marque. La Cour souligne que la finalité de ce droit est de « garantir aux consommateurs la provenance du produit ». Par conséquent, dès lors qu’un usage, y compris celui d’un nom commercial sur l’étiquetage d’un produit, peut créer dans l’esprit du public un lien avec le titulaire de la marque, ce dernier est en droit de l’interdire. Cette interprétation consacre une vision fonctionnelle de la protection de la marque. Peu importe la qualification juridique que le tiers donne à l’usage du signe ; ce qui importe est l’atteinte potentielle portée à la fonction essentielle de la marque. Le juge européen se place ainsi du point de vue du consommateur pour évaluer si l’usage litigieux est de nature à créer une confusion sur l’origine des produits.
B. La limitation du droit exclusif par les exceptions d’usage loyal
Après avoir posé le principe d’une protection large, la Cour introduit une nuance de taille en s’appuyant sur les exceptions prévues par l’article 17 de l’accord ADPIC et l’article 6 de la directive 89/104/CEE. Ces dispositions autorisent un tiers à faire usage de son propre nom, ce qui, selon la Cour, inclut le nom commercial. Cet usage est cependant soumis à une condition stricte : il doit être « conforme aux usages honnêtes en matière industrielle ou commerciale ». La Cour précise que cette condition exprime une « obligation de loyauté à l’égard des intérêts légitimes du titulaire de la marque ». L’appréciation de cet usage honnête relève d’un examen concret par la juridiction nationale. Celle-ci doit évaluer si le tiers ne cherche pas à tirer indûment profit de la renommée de la marque ou à lui porter préjudice. L’existence d’une concurrence déloyale devient ainsi le critère déterminant pour interdire ou autoriser l’usage d’un nom commercial similaire à une marque. La protection de la marque, bien qu’étendue dans son principe, se trouve ainsi circonscrite par les exigences d’un comportement commercial loyal.
La Cour ne se contente pas de définir les contours du droit d’interdire du titulaire de la marque. Elle va plus loin en reconnaissant que le nom commercial peut constituer un droit à part entière, capable de paralyser l’action en contrefaçon.
II. La consécration du nom commercial étranger en tant que droit antérieur opposable
La portée principale de l’arrêt réside dans la reconnaissance du nom commercial comme un droit antérieur pouvant faire échec à une marque. La Cour adopte une conception large de cette notion (A), qui conduit à faire de la simple antériorité chronologique le critère décisif pour la résolution du conflit (B).
A. La reconnaissance extensive de la notion de droit antérieur
La Cour de justice se prononce sur l’article 16, paragraphe 1, de l’accord ADPIC, qui dispose que le droit du titulaire de la marque « ne portera préjudice à aucun droit antérieur existant ». Elle juge qu’un nom commercial peut constituer un tel droit. L’élément le plus novateur de son raisonnement est qu’un tel droit n’a besoin ni d’être enregistré, ni d’être consacré par l’usage dans l’État où la protection de la marque est demandée. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour s’appuie sur le renvoi de l’accord ADPIC à l’article 8 de la Convention de Paris, lequel protège le nom commercial « sans obligation de dépôt ou d’enregistrement ». Elle considère ainsi que la protection du nom commercial est une obligation pour les membres de l’OMC en vertu de l’accord ADPIC. De ce fait, un nom commercial légalement acquis dans un pays membre constitue un « objet existant » protégé par l’accord, et peut donc être qualifié de « droit antérieur existant ». Cette interprétation confère une protection transnationale très forte aux noms commerciaux, indépendamment de leur notoriété locale.
B. La primauté du critère chronologique dans la résolution du conflit
En qualifiant le nom commercial de droit antérieur potentiel, la Cour fait de l’antériorité le critère central de résolution du conflit. La question n’est plus de savoir si le nom commercial est connu des milieux professionnels finlandais, comme le débattait la juridiction de renvoi, mais simplement de déterminer quel droit est né le premier. La Cour énonce qu’un nom commercial peut être qualifié de droit antérieur « si le titulaire du nom commercial dispose d’un droit […] né antérieurement à celui de la marque avec lequel ce droit est réputé entrer en conflit ». Cette solution repose sur le principe fondamental de la propriété industrielle, *prior in tempore, potior in jure*. En l’espèce, le nom commercial de l’entreprise tchèque ayant été enregistré en 1967 et les premières demandes de marques de l’entreprise américaine datant de 1980, le nom commercial bénéficiait d’une antériorité. Cette approche a le mérite de la clarté et de la prévisibilité juridique. Elle met fin aux incertitudes liées à l’appréciation subjective de la notoriété ou de l’usage d’un signe dans un territoire donné, en instaurant un critère objectif et facilement vérifiable pour trancher les litiges entre marques et noms commerciaux à l’échelle internationale.