Par un arrêt du 16 novembre 2023, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en sixième chambre, s’est prononcée sur la compatibilité avec le droit de l’Union d’une pratique fiscale nationale réservant un avantage fiscal aux seules plus-values issues de la cession de parts de sociétés établies sur le territoire national. En l’espèce, un ressortissant français, résident fiscal au Portugal, avait cédé une partie des parts qu’il détenait dans une société de droit français, qualifiée de « petite entreprise ». Il détenait également une participation majoritaire dans la société acquéreuse. Après cette opération, il demeurait l’actionnaire majoritaire et le gérant de la société dont les parts étaient cédées. Lors de sa déclaration fiscale au Portugal, il a sollicité le bénéfice d’un avantage fiscal consistant en un abattement de 50 % sur la plus-value réalisée, prévu par le droit portugais pour les cessions de parts de micro et petites entreprises. L’administration fiscale portugaise a refusé l’application de cet avantage, au motif que la société dont les parts étaient cédées n’était pas établie au Portugal, et a procédé à l’imposition de la totalité de la plus-value. Le contribuable a alors saisi le tribunal arbitral en matière fiscale portugais, qui a décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. La juridiction de renvoi s’interrogeait sur la conformité de cette pratique fiscale avec la liberté d’établissement et la libre circulation des capitaux, tout en soulevant la possibilité d’une pratique abusive de la part du contribuable, l’opération pouvant s’analyser comme une distribution de dividendes déguisée. Il convenait donc pour la Cour de déterminer si une réglementation fiscale nationale peut, sans violer les libertés fondamentales, réserver un avantage lié à la cession de titres aux seules sociétés résidentes. La Cour répond par la négative, jugeant que « l’article 63 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une pratique fiscale d’un État membre […] qui prévoit qu’un avantage fiscal […] est réservé aux seules cessions de parts de sociétés établies dans cet État membre, à l’exclusion de celles de parts de sociétés établies dans d’autres États membres ».
La Cour de justice caractérise ainsi une restriction injustifiée à la libre circulation des capitaux (I), tout en encadrant de manière rigoureuse l’appréciation d’une éventuelle pratique abusive (II).
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I. La caractérisation d’une restriction injustifiée à la libre circulation des capitaux
La Cour de justice commence par identifier la liberté pertinente pour analyser la mesure litigieuse, avant de conclure à l’existence d’une restriction non justifiée. Elle retient une application prépondérante de la libre circulation des capitaux (A) pour ensuite constater l’existence d’une discrimination contraire au traité (B).
A. Le choix de la libre circulation des capitaux comme liberté fondamentale applicable
La Cour de justice devait d’abord déterminer si la réglementation nationale relevait de la liberté d’établissement, garantie par l’article 49 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, ou de la libre circulation des capitaux, protégée par l’article 63 du même traité. Conformément à une jurisprudence constante, la Cour rappelle que le critère de distinction réside dans l’objet de la législation concernée. Une mesure nationale visant des participations qui confèrent une influence certaine sur les décisions d’une société relève de la liberté d’établissement. En revanche, une mesure qui s’applique à des participations effectuées dans une simple intention de placement financier, sans volonté d’influer sur la gestion de l’entreprise, doit être examinée au regard de la libre circulation des capitaux. En l’espèce, la Cour observe que la réglementation portugaise « s’applique à toutes les cessions de parts de ces sociétés, indépendamment de l’ampleur des participations concernées ».
La mesure fiscale ne distinguant pas selon que la participation cédée permet ou non de contrôler l’entreprise, elle est susceptible d’affecter de manière prépondérante la libre circulation des capitaux. La Cour considère que l’éventuelle restriction à la liberté d’établissement n’est qu’une « conséquence inévitable de la restriction à la libre circulation des capitaux » et ne justifie donc pas un examen autonome au regard de l’article 49 du traité. Ce raisonnement pragmatique permet de soumettre la mesure à un seul régime de justification, évitant ainsi une analyse cumulative complexe. La qualification retenue conditionne l’appréciation de l’entrave et des justifications possibles, orientant ainsi la solution du litige.
B. La constatation d’une discrimination non justifiée
Une fois la liberté de circulation des capitaux identifiée comme applicable, la Cour examine si la pratique fiscale portugaise constitue une restriction prohibée. Elle constate que la mesure instaure une différence de traitement qui a pour effet de « dissuader un résident fiscal portugais d’investir ses capitaux dans une société établie dans un autre État ». En effet, l’investissement dans une entreprise portugaise est rendu fiscalement plus attractif que l’investissement dans une entreprise située dans un autre État membre, ce qui constitue une restriction à la libre circulation des capitaux au sens de l’article 63 du traité. Cette restriction pourrait être admise si elle concernait des situations non objectivement comparables ou si elle était justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général.
Toutefois, la Cour rejette ces deux possibilités. D’une part, elle estime que la situation d’un contribuable investissant au Portugal et celle d’un contribuable investissant dans un autre État membre sont objectivement comparables au regard de l’objectif de l’avantage fiscal, qui est d’alléger la charge fiscale sur les plus-values. D’autre part, elle écarte les justifications avancées. L’objectif de soutenir les entreprises nationales et de stimuler l’activité économique locale est qualifié d’« objectif de nature purement économique » qui, selon une jurisprudence bien établie, ne peut constituer une raison impérieuse d’intérêt général. De même, l’argument tiré de la nécessité de préserver la cohérence du régime fiscal n’est pas retenu, le gouvernement portugais n’ayant pas démontré l’existence d’un lien direct entre l’avantage fiscal accordé et un prélèvement fiscal déterminé. La Cour conclut donc à une violation de l’article 63 du traité.
II. La portée de la solution et le traitement de la question de l’abus de droit
Au-delà de la censure de la mesure fiscale, la Cour se prononce sur les questions relatives à un éventuel abus de droit, tout en s’inscrivant dans le prolongement de sa jurisprudence antérieure. Elle rappelle ainsi avec fermeté sa position sur les avantages fiscaux discriminatoires (A) et pose des limites procédurales strictes à l’invocation du principe d’interdiction des pratiques abusives (B).
A. La réaffirmation d’une jurisprudence établie en matière d’avantages fiscaux
La solution retenue par la Cour n’est pas nouvelle ; elle s’inscrit dans une ligne jurisprudentielle constante qui interdit aux États membres d’utiliser leur politique fiscale pour cloisonner les marchés de capitaux. Depuis des arrêts de principe, la Cour juge qu’un État membre ne peut réserver des avantages fiscaux aux seuls investissements réalisés sur son territoire. En l’espèce, en refusant l’avantage fiscal pour la cession de parts d’une société française, la pratique portugaise créait une incitation claire à investir localement, au détriment des investissements transfrontaliers. La Cour réaffirme que de telles mesures protectionnistes, même déguisées en incitations fiscales, sont fondamentalement contraires à l’objectif d’intégration du marché unique.
La décision a une portée significative pour les contribuables résidant dans un État membre mais investissant dans d’autres pays de l’Union. Elle confirme qu’ils peuvent légitimement s’attendre à ne pas être pénalisés fiscalement en raison du caractère transfrontalier de leurs investissements. La Cour rappelle ainsi aux administrations fiscales nationales que les objectifs économiques internes, aussi légitimes soient-ils, ne sauraient prévaloir sur les libertés fondamentales garanties par les traités. La décision renforce donc la sécurité juridique pour les investisseurs et contribue à l’élimination des obstacles fiscaux qui entravent encore la pleine réalisation du marché intérieur des capitaux.
B. L’irrecevabilité des questions relatives à l’abus de droit : une mise en garde procédurale
La juridiction de renvoi avait également soulevé la question d’un possible abus de droit, suggérant que l’opération de cession de parts aurait été artificiellement montée pour éviter une imposition plus lourde qui aurait frappé une distribution de dividendes. La Cour de justice déclare cependant irrecevables les questions portant sur ce point. Elle motive sa décision par le non-respect des exigences de l’article 94 de son règlement de procédure. La juridiction de renvoi n’a pas fourni un exposé suffisant des raisons l’ayant conduite à s’interroger sur l’existence d’un abus. En particulier, elle n’a pas exposé de manière précise « en quoi le requérant au principal aurait fait un exercice abusif des libertés prévues aux articles 49 et 63 TFUE ».
Cette irrecevabilité constitue une mise en garde méthodologique importante. Si la lutte contre l’abus de droit est un principe général du droit de l’Union, son application ne peut se faire de manière abstraite. La Cour exige que le lien entre l’opération litigieuse et l’invocation abusive d’une liberté de l’Union soit clairement établi par la juridiction nationale. En l’occurrence, l’avantage fiscal contesté découlait du seul droit national, et l’éventuel montage visait à optimiser la fiscalité interne portugaise. La Cour refuse ainsi de se prononcer sur une situation hypothétique, rappelant que son rôle est d’interpréter le droit de l’Union en lien direct avec les faits du litige principal. Elle laisse néanmoins la porte ouverte à une nouvelle saisine, si la juridiction de renvoi parvenait à mieux circonstancier sa demande.