L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne en sa grande chambre le 16 octobre 2012 soulève une question fondamentale relative à l’articulation entre le droit de l’Union et le droit international public. En l’espèce, le président d’un État membre s’est vu refuser l’accès au territoire d’un autre État membre, où il prévoyait de se rendre pour une cérémonie. Cette interdiction a été notifiée par une note verbale du ministère des Affaires étrangères de l’État d’accueil, laquelle invoquait de manière surprenante la directive 2004/38/CE relative au droit des citoyens de l’Union de circuler et de séjourner librement. S’estimant victime d’une violation du droit de l’Union, et notamment de l’article 21 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), l’État membre dont le président était ressortissant a saisi la Commission européenne puis, en vertu de l’article 259 TFUE, a introduit un recours en manquement devant la Cour de justice. Le recours visait à faire constater la violation du droit à la libre circulation ainsi qu’un abus de droit de la part de l’État défendeur. Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si le droit fondamental de libre circulation conféré à tout citoyen de l’Union par l’article 21 TFUE et la directive 2004/38 s’applique à un chef d’État se déplaçant sur le territoire d’un autre État membre, ou si une telle situation est exclusivement régie par le droit international public. La Cour de justice y répond par la négative, en jugeant que la spécificité du statut de chef d’État en droit international justifie une limitation à l’exercice du droit de circulation conféré par le droit de l’Union. La Cour a par ailleurs écarté l’argument d’un abus de droit, considérant que la référence erronée à la directive ne suffisait pas à caractériser une telle pratique. L’analyse de la Cour repose ainsi sur une distinction nette entre le statut de citoyen de l’Union et celui de chef d’État, ce qui conduit à exclure l’application des règles de libre circulation (I), tout en examinant avec rigueur les conséquences de l’invocation inappropriée de ces mêmes règles (II).
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I. L’exclusion du déplacement d’un chef d’État du champ de la libre circulation des citoyens
La Cour de justice, pour écarter l’application du droit de la libre circulation, s’appuie sur la spécificité du statut des chefs d’État en droit international, qu’elle fait prévaloir sur le statut de citoyen de l’Union (A). Cette solution illustre la méthode d’interprétation du droit de l’Union à la lumière des normes internationales (B).
A. La reconnaissance d’un statut dérogatoire fondé sur le droit international
La Cour commence son raisonnement en rappelant que le statut de citoyen de l’Union « a vocation à être le statut fondamental des ressortissants des États membres ». Elle en déduit logiquement que le président hongrois, en tant que citoyen, bénéficie de ce statut et du droit de circuler et de séjourner librement garanti par l’article 21 TFUE. Cependant, la Cour introduit immédiatement une distinction décisive. Elle examine si la fonction de chef d’État est susceptible de justifier une limitation à ce droit, non pas sur le fondement des dérogations prévues par les traités ou la directive 2004/38, mais sur celui du droit international. La Cour constate que les règles coutumières et conventionnelles du droit international confèrent au chef d’État un statut particulier impliquant des privilèges, des immunités et des obligations de protection pour l’État d’accueil. Ce statut spécifique, régi par le droit des relations diplomatiques, distingue fondamentalement la personne qui en jouit de tous les autres citoyens de l’Union. La conclusion de la Cour est donc sans équivoque : « la circonstance qu’un citoyen de l’Union exerce les fonctions de chef d’État est de nature à justifier une limitation, fondée sur le droit international, à l’exercice du droit de circulation que l’article 21 TFUE lui confère ». Par conséquent, les conditions d’accès au territoire d’un autre État membre ne sont pas les mêmes que pour les citoyens ordinaires.
B. L’interprétation du droit de l’Union à la lumière du droit international
Pour parvenir à cette conclusion, la Cour de justice applique un principe essentiel de son interprétation juridique. Elle rappelle que « le droit de l’Union doit être interprété à la lumière des règles pertinentes du droit international, ce droit faisant partie de l’ordre juridique de l’Union et liant les institutions de celle-ci ». En l’espèce, ce principe n’est pas utilisé comme un simple outil d’interprétation, mais comme le fondement d’une véritable limitation substantielle d’un droit fondamental de l’Union. La Cour ne dit pas que le droit international aide à comprendre la portée des exceptions prévues par la directive 2004/38, mais qu’il crée une catégorie de personnes dont les déplacements échappent, par leur nature, au régime de cette directive. Cette approche confirme que des domaines régaliens, tels que les relations diplomatiques entre États souverains, demeurent en dehors du champ de compétence de l’Union, même lorsque les acteurs concernés sont des citoyens de l’Union. La solution retenue préserve ainsi l’équilibre entre l’intégration européenne et le respect des identités nationales et des prérogatives étatiques fondamentales, telles qu’elles sont consacrées par l’article 4 TUE. La libre circulation des citoyens n’a pas pour effet de dissoudre les protocoles et les exigences propres aux relations interétatiques.
II. Le rejet de la qualification d’abus de droit malgré la référence erronée au droit de l’Union
Après avoir établi l’inapplicabilité du droit de la libre circulation, la Cour se penche sur le grief tiré de l’abus de droit, que l’État requérant fondait sur l’invocation de la directive 2004/38 dans la note diplomatique de refus. La Cour rejette ce grief en s’appuyant sur une définition stricte de l’abus de droit (A), ce qui la conduit à juger inopérante une simple erreur de fondement juridique (B).
A. L’application des conditions strictes de la théorie de l’abus de droit
La Cour rappelle sa jurisprudence constante, notamment l’arrêt *Emsland-Stärke*, pour définir la pratique abusive. Celle-ci requiert la réunion de deux conditions cumulatives. D’une part, « un ensemble de circonstances objectives d’où il résulte que, malgré un respect formel des conditions prévues par la réglementation de l’Union, l’objectif poursuivi par cette réglementation n’a pas été atteint ». D’autre part, « un élément subjectif consistant en la volonté d’obtenir un avantage résultant de la réglementation de l’Union en créant artificiellement les conditions requises pour son obtention ». Or, en l’espèce, la Cour constate qu’aucune de ces conditions n’est remplie. Loin d’un « respect formel des conditions » de la directive 2004/38, l’État défendeur n’a suivi aucune des procédures qu’elle impose. La note verbale n’est pas une décision adoptée par une autorité compétente au sens de la directive, et elle n’a pas été notifiée à l’intéressé avec les garanties de procédure requises. L’élément objectif faisant manifestement défaut, la Cour conclut à l’absence d’abus de droit.
B. La neutralisation d’un fondement juridique manifestement erroné
En se fondant sur l’absence de respect des conditions formelles de la directive, la Cour minimise la portée de la référence textuelle à cette dernière. Elle juge que l’État défendeur n’a pas « créé artificiellement les conditions requises » pour l’application de la directive. Au contraire, il a commis une erreur manifeste en l’invoquant. Pour la Cour, « la simple invocation de cette directive dans ladite note verbale n’est manifestement pas susceptible de rendre applicable ladite directive à une situation de fait à laquelle elle ne l’est pas ». Cette position est pragmatique et préserve la sécurité juridique. Elle empêche que le champ d’application du droit de l’Union soit étendu de manière involontaire par la simple maladresse d’une administration nationale. La nature objective de la situation – un déplacement de chef d’État relevant du droit international – prime sur la qualification juridique erronée que l’une des parties a pu lui donner. En refusant de voir un abus de droit dans ce qui n’est qu’une erreur, la Cour évite d’instrumentaliser cette théorie pour sanctionner un comportement politiquement contesté mais juridiquement situé en dehors de sa sphère de compétence.