Cour de justice de l’Union européenne, le 17 avril 2008, n°C-373/06

Par un arrêt rendu en grande chambre le 8 juillet 2008, la Cour de justice des Communautés européennes se prononce sur les conditions de recevabilité d’un recours en annulation introduit par des particuliers à l’encontre d’une décision de la Commission dont ils ne sont pas les destinataires.

En l’espèce, plusieurs exploitants de navires de pêche avaient sollicité, par l’intermédiaire de leur État membre, une augmentation de la capacité de leurs navires au titre d’améliorations liées à la sécurité, conformément à la réglementation communautaire. Ces demandes concernaient pour certaines la construction de navires de remplacement. Par une décision subséquente, la Commission a établi des critères d’éligibilité pour ces augmentations, excluant de fait les projets de construction de navires neufs sauf en cas de perte en mer du navire remplacé. Les demandes des requérants, portant sur de tels projets, furent ainsi rejetées par une annexe de cette décision. Saisi en première instance, le Tribunal de première instance des Communautés européennes a déclaré recevables les recours des exploitants dont les navires étaient déjà construits, mais a jugé irrecevables ceux des exploitants dont les navires n’étaient encore qu’à l’état de projet. Le Tribunal a estimé que ces derniers ne justifiaient pas d’un intérêt à agir et n’étaient pas individuellement concernés, au motif que les navires en question étaient « fictifs ». Les exploitants dont le recours a été jugé irrecevable ont alors formé un pourvoi devant la Cour de justice.

La question de droit soulevée était double. D’une part, il s’agissait de déterminer si un opérateur économique ayant déposé une demande d’autorisation pour un projet futur justifie d’un intérêt à agir contre la décision de refus, même si le projet n’a pas encore été matériellement réalisé. D’autre part, la Cour devait préciser si un tel opérateur est individuellement concerné par une décision qui, sans lui être adressée, rejette nommément sa demande spécifique. La Cour de justice répond par l’affirmative à ces deux interrogations, considérant que l’intérêt à agir naît de la possibilité pour le requérant de tirer un bénéfice de l’annulation de l’acte, et que l’individualisation est acquise dès lors que la décision affecte une situation de fait qui le caractérise par rapport à toute autre personne. En conséquence, la Cour annule l’arrêt du Tribunal sur ce point, statue elle-même sur le fond du litige et annule la décision de la Commission pour excès de pouvoir.

La solution retenue par la Cour précise ainsi les conditions d’accès au juge de l’Union pour les opérateurs dont les projets sont affectés par une décision administrative, en consacrant une appréciation souple de la recevabilité du recours en annulation (I), avant de confirmer la censure de l’acte de la Commission ayant outrepassé ses compétences d’exécution (II).

I. La consécration d’une conception extensive de la recevabilité du recours

La Cour de justice, en infirmant le raisonnement du Tribunal, adopte une approche pragmatique des conditions de recevabilité du recours en annulation, tant en ce qui concerne l’intérêt à agir (A) que la condition tenant au fait d’être individuellement concerné (B).

A. La reconnaissance d’un intérêt à agir fondé sur le bénéfice potentiel du recours

Le Tribunal avait estimé que les requérants n’avaient pas d’intérêt à agir car, à la date de la décision litigieuse, ils n’étaient pas propriétaires des navires, ceux-ci n’étant pas encore construits. La Cour de justice censure cette analyse en rappelant sa jurisprudence constante selon laquelle l’intérêt à agir suppose que « le recours soit susceptible, par son résultat, de procurer un bénéfice à la partie qui l’a intenté ». Elle déconnecte ainsi l’intérêt à agir de la préexistence matérielle de l’objet de la demande. Pour la Cour, l’intérêt des requérants était évident : l’annulation de la décision de refus de la Commission leur ouvrait à nouveau la possibilité d’obtenir l’autorisation sollicitée pour leurs projets de construction.

Cette approche est logique dans le cadre d’une procédure d’autorisation où l’opérateur économique attend précisément le feu vert de l’administration pour engager des dépenses significatives. Exiger que la construction soit déjà entamée pour pouvoir contester un refus reviendrait à imposer à l’opérateur un risque financier démesuré ou à le priver de toute voie de recours effective. La Cour juge donc que l’intérêt à agir doit être apprécié au regard de la finalité de la démarche du requérant et du blocage que constitue la décision attaquée, et non au regard de l’état d’avancement factuel du projet. L’existence d’un intérêt né et actuel est donc établie par la seule présentation d’une demande formelle suivie d’une décision de rejet.

B. L’individualisation assurée par l’identification dans la décision attaquée

Le Tribunal avait également jugé les requérants non individuellement concernés au motif que leurs navires étaient « fictifs ». La Cour de justice écarte cet argument en se référant au critère classique de l’arrêt de 1963, selon lequel une personne est individuellement concernée si la décision « l’atteint en raison de certaines qualités qui lui sont particulières ou d’une situation de fait qui les caractérise par rapport à toute autre personne ». Or, en l’espèce, les requérants avaient présenté des demandes individuelles qui ont été explicitement visées et rejetées dans une annexe de la décision de la Commission.

Cette circonstance suffit, pour la Cour, à les individualiser d’une manière analogue à celle d’un destinataire. Le fait que leurs navires n’existaient que sur le papier est sans pertinence, car c’est bien leur projet spécifique, en tant que tel, qui a fait l’objet d’un examen et d’un rejet par l’institution. Ils se trouvaient donc dans une situation de fait distincte de celle de tout autre opérateur qui n’aurait pas initié une telle démarche. La Cour confirme ainsi que l’individualisation ne dépend pas de la matérialité d’une situation, mais de la manière dont l’acte administratif a ciblé et affecté la situation juridique particulière du requérant, même si celle-ci ne concerne qu’un projet.

II. La sanction confirmée d’un excès de pouvoir de la Commission

Après avoir jugé les recours recevables, la Cour examine le fond de l’affaire. Elle confirme l’analyse, déjà retenue par le Tribunal pour les autres requérants, selon laquelle la Commission a outrepassé ses compétences (A), et tire les conséquences de cette illégalité en annulant l’acte dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice (B).

A. Le respect impératif de la hiérarchie des normes

Sur le fond, l’affaire portait sur la légalité des critères fixés par la décision de la Commission de 2003. La Cour constate que la décision-cadre du Conseil, acte de base supérieur, autorisait des augmentations de capacité pour des améliorations de sécurité sans imposer de restriction quant à l’âge du navire ou au fait qu’il s’agisse d’un navire existant ou d’un navire neuf. En imposant dans sa décision d’exécution un critère limitant cette possibilité aux seuls navires existants de plus de cinq ans (sauf cas de perte en mer), la Commission a ajouté une condition non prévue par l’acte législatif qu’elle était chargée d’appliquer.

La Cour en conclut que « la Commission, en adoptant dans la décision [litigieuse] des critères non prévus par la réglementation applicable en l’espèce, a outrepassé ses compétences ». Cette solution est une application classique du principe de légalité et de la hiérarchie des normes, qui interdit à une autorité d’exécution de modifier ou de restreindre la portée d’un acte de niveau supérieur. La Commission ne disposait que d’une compétence d’exécution et non d’un pouvoir réglementaire autonome lui permettant de redéfinir les conditions d’éligibilité. La censure de l’acte était donc inévitable sur ce point.

B. La portée de l’annulation pour l’ensemble des requérants

Ayant annulé l’arrêt du Tribunal et jugé l’affaire « en état d’être jugée », la Cour décide de statuer elle-même définitivement sur le litige plutôt que de le renvoyer. Elle constate que la situation juridique des requérants dont le recours avait été initialement jugé irrecevable est en tout point identique à celle des autres requérants pour qui le Tribunal avait déjà annulé la décision de la Commission. Le même motif d’illégalité s’appliquait à tous.

En annulant elle-même la décision litigieuse en tant qu’elle s’applique aux auteurs du pourvoi, la Cour assure une solution cohérente et rapide au litige. Cette décision a une portée significative en ce qu’elle garantit une égalité de traitement entre tous les opérateurs placés dans une situation comparable, indépendamment de l’état d’avancement de leurs projets. Elle rappelle que le contrôle juridictionnel a pour effet de faire disparaître de l’ordonnancement juridique un acte illégal et ses conséquences pour tous ceux qu’il affectait directement. La portée de cet arrêt réside donc non seulement dans la clarification des conditions de recevabilité, mais aussi dans la réaffirmation que le juge de l’Union assure une protection juridique effective et uniforme contre les actes administratifs outrepassant les compétences déléguées.

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Hassan KOHEN
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