Cour de justice de l’Union européenne, le 17 décembre 2020, n°C-218/19

L’arrêt rendu le 17 décembre 2020 par la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en sa première chambre, apporte un éclairage substantiel sur l’articulation entre les libertés de circulation et la compétence des États membres pour réglementer l’accès aux professions juridiques. En l’espèce, une fonctionnaire de la Commission européenne, titulaire de diplômes de troisième cycle en droit français, s’est vu refuser par le conseil de l’ordre des avocats au barreau de Paris le bénéfice d’une dispense de formation et de certificat d’aptitude à la profession d’avocat. Cette dispense est prévue par la réglementation française pour les fonctionnaires de catégorie A justifiant d’une pratique juridique d’au moins huit ans. Le refus initial, confirmé par la cour d’appel de Paris le 2 mars 2017, était motivé par le fait que l’intéressée n’avait jamais exercé au sein de la fonction publique française ni sur le territoire national, et que son expérience en droit de l’Union ne valait pas pratique du droit national. Saisie d’un pourvoi, la Cour de cassation a alors interrogé la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle réglementation avec les articles 45 et 49 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Il s’agissait de déterminer si les principes de libre circulation des travailleurs et de liberté d’établissement s’opposent à ce qu’un État membre réserve l’accès dérogatoire à la profession d’avocat aux seuls agents de sa fonction publique nationale ayant exercé sur son territoire une pratique du droit national, excluant de fait les fonctionnaires de l’Union. La Cour de justice répond par une distinction fondamentale : si un État membre peut légitimement exiger une connaissance suffisante de son droit national, il ne peut en revanche restreindre les voies d’acquisition de cette connaissance à l’exercice au sein de sa seule fonction publique et sur son territoire, une telle restriction étant jugée disproportionnée.

La solution de la Cour conduit ainsi à sanctionner le caractère excessif des conditions territoriales et statutaires d’accès à la profession d’avocat (I), tout en préservant la prérogative des États membres d’exiger une compétence avérée en droit interne (II).

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I. La censure des conditions restrictives d’accès à la profession d’avocat

La Cour de justice a jugé que les exigences tenant à l’appartenance à la fonction publique française et à l’exercice des fonctions sur le territoire national constituaient une entrave injustifiée aux libertés de circulation. Elle a d’abord invalidé la condition tenant au lieu d’exercice et au statut de l’employeur en tant que restriction disproportionnée (A), avant de rejeter la justification tirée de l’intérêt général qui était avancée pour la soutenir (B).

A. L’illicéité d’une entrave fondée sur le statut de l’employeur et le lieu d’exercice

La réglementation française, telle qu’interprétée par les juridictions du fond, subordonnait le bénéfice de la dispense de formation à trois conditions cumulatives : être issu de la fonction publique française, avoir exercé en France, et avoir pratiqué le droit français. La Cour de justice identifie cette combinaison comme une mesure susceptible de freiner la mobilité professionnelle au sein de l’Union. En effet, une telle règle « est susceptible de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice, par les ressortissants de l’Union, y compris ceux de l’État membre auteur de ladite mesure, des libertés fondamentales garanties par le traité FUE ». Cette analyse s’inscrit dans une jurisprudence constante qui vise à garantir l’effet utile des libertés de circulation, en sanctionnant non seulement les discriminations directes fondées sur la nationalité, mais aussi les mesures indistinctement applicables qui produisent des effets restrictifs. En liant l’obtention d’un avantage professionnel à une expérience acquise exclusivement au sein des structures administratives nationales, la France décourageait ses propres ressortissants, ainsi que ceux des autres États membres, d’accomplir une carrière au sein des institutions de l’Union ou d’autres administrations publiques européennes, sous peine de se voir fermer une passerelle d’accès à la profession d’avocat. La Cour réaffirme ainsi que les qualifications et expériences professionnelles acquises dans un autre État membre ou au sein d’une organisation de l’Union doivent être prises en considération, sauf à vider de leur substance les libertés de circulation.

B. Le rejet d’une justification disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi

Face à cette restriction caractérisée, le gouvernement français et les autorités ordinales invoquaient des raisons impérieuses d’intérêt général, tenant à la protection des justiciables et à la bonne administration de la justice. La Cour reconnaît la légitimité de ces objectifs, qui figurent parmi ceux susceptibles de justifier des limitations aux libertés fondamentales. Elle admet que l’exigence d’une connaissance satisfaisante du droit national est un moyen adéquat pour garantir la qualité des services juridiques et le bon fonctionnement de l’appareil judiciaire. Cependant, elle soumet les conditions litigieuses à un contrôle de proportionnalité rigoureux et conclut à leur caractère excessif. La Cour estime que si l’objectif est d’assurer la compétence du futur avocat en droit national, les moyens employés pour y parvenir sont démesurés. Elle juge en effet que « les conditions selon lesquelles le candidat doit être issu de la fonction publique française et doit avoir exercé en France en tant qu’agent de cette fonction vont au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre ces objectifs ». Ce faisant, la Cour souligne qu’il ne saurait être exclu a priori qu’une pratique pertinente du droit national puisse être acquise en dehors du territoire français, notamment au sein d’une institution de l’Union. En instaurant une présomption irréfragable selon laquelle seule une carrière dans la fonction publique française en France permet d’acquérir l’expérience requise, la réglementation nationale instaurait une barrière qui n’était pas indispensable à la réalisation de l’objectif de protection du justiciable.

L’invalidation des critères géographiques et statutaires ne remet cependant pas en cause la faculté pour l’État membre de s’assurer de la maîtrise effective de son ordre juridique par les candidats à la profession d’avocat.

II. La préservation de l’exigence d’une connaissance du droit national

La Cour de justice prend soin de ménager la compétence des États membres en validant le principe d’une exigence de pratique du droit national (A), tout en imposant une évaluation concrète et individualisée de l’expérience du candidat (B).

A. La légitimité de l’exigence d’une pratique du droit national

La seconde partie du raisonnement de la Cour confirme le droit pour un État membre de conditionner l’accès à la profession d’avocat à une maîtrise suffisante de son propre système juridique. En l’absence d’harmonisation complète des conditions d’accès, cette prérogative demeure intacte. La Cour énonce clairement qu’un État membre est « en droit, lorsqu’il définit les connaissances nécessaires à l’exercice de la profession d’avocat, d’exiger une connaissance satisfaisante du droit national ». En conséquence, la disposition française qui subordonne la dispense à une pratique effective du droit national n’est pas, en son principe, contraire au droit de l’Union. Il est en effet cohérent de considérer qu’une personne souhaitant exercer la profession d’avocat en France doit posséder une familiarité approfondie avec les règles de fond et de procédure françaises, que la seule connaissance du droit de l’Union ne saurait remplacer. La Cour juge ainsi qu’une mesure « qui exclut qu’une connaissance satisfaisante du droit français, ouvrant le droit d’exercer la profession d’avocat, puisse être acquise par une pratique du seul droit de l’Union ne saurait être considérée comme disproportionnée ». Cette solution établit un équilibre entre l’impératif d’intégration du marché unique et le respect des particularités des ordres juridiques nationaux, garantissant ainsi que la mobilité des professionnels ne se fasse pas au détriment de la qualité du service rendu au justiciable.

B. L’obligation d’une appréciation matérielle de l’expérience acquise

Si le principe de l’exigence d’une pratique en droit national est validé, ses modalités de vérification sont en revanche encadrées. La portée de l’arrêt réside dans l’obligation qu’il fait peser sur les autorités nationales de procéder à une analyse au cas par cas de l’expérience professionnelle du candidat. Celles-ci ne peuvent plus se contenter de rejeter une demande sur la base de critères formels et automatiques comme le statut ou le lieu d’affectation. La Cour impose d’examiner si les fonctions réellement exercées par le candidat, même au sein d’une institution de l’Union et en dehors du territoire français, impliquaient une pratique concrète et suffisante du droit national. Le dispositif de l’arrêt précise que les articles 45 et 49 du traité ne s’opposent pas à l’exigence d’une pratique du droit national « pour autant qu’elle n’exclut pas la prise en compte des activités juridiques comportant la pratique du droit national ». Cette nuance est déterminante. Elle ouvre la voie à la reconnaissance d’expériences acquises au sein de la fonction publique européenne, dès lors qu’un fonctionnaire a pu, par exemple, travailler sur la transposition de directives en droit français, sur des procédures d’infraction visant la France ou sur des dossiers de concurrence ayant des liens étroits avec le marché français. L’arrêt contraint ainsi les autorités compétentes à passer d’une logique de statut à une logique de compétence, en appréciant matériellement la nature et la pertinence des activités juridiques exercées par le demandeur au regard de l’exigence de connaissance du droit national.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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