Par un arrêt du 24 novembre 2020, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions dans lesquelles la Banque centrale européenne peut refuser l’accès public à l’un de ses documents. En l’espèce, deux particuliers avaient sollicité la communication d’un document établi par un prestataire extérieur à la demande de l’institution, portant sur l’interprétation d’une disposition de ses statuts relatifs au Système européen de banques centrales. Face au refus de l’institution monétaire, fondé cumulativement sur l’exception relative à la protection des avis juridiques et sur celle protégeant les documents destinés à un usage interne, les requérants ont saisi le Tribunal de l’Union européenne d’un recours en annulation. Le Tribunal a rejeté leur recours, estimant que le refus d’accès était valablement fondé sur la seconde exception, sans qu’il soit nécessaire d’examiner la première. Les requérants ont alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, soutenant notamment que le Tribunal avait commis une erreur de droit en validant l’application de l’exception relative à l’usage interne, arguant que celle-ci ne pouvait s’appliquer à un avis juridique et que ses conditions n’étaient pas réunies. La question de droit posée à la Cour était donc de déterminer si l’exception protégeant les documents à usage interne pouvait être invoquée pour un document susceptible d’être qualifié d’avis juridique, et quelles étaient les conditions précises d’application de cette exception propre au régime de la Banque centrale européenne. La Cour de justice rejette le pourvoi, confirmant l’analyse du Tribunal. Elle juge que l’institution peut valablement se fonder sur plusieurs exceptions et que celle tirée de l’usage interne d’un document ne suppose pas que celui-ci soit lié à un processus décisionnel spécifique ni que sa divulgation porte une atteinte grave à ce processus.
La Cour valide ainsi une interprétation large de l’exception protégeant l’espace de délibération interne de l’institution (I), ce qui consacre la spécificité du régime d’accès aux documents applicable à la Banque centrale européenne (II).
I. La confirmation d’une interprétation extensive de l’exception relative aux documents à usage interne
La Cour de justice conforte la position de l’institution en écartant l’idée d’une hiérarchie entre les exceptions au droit d’accès (A) et en adoptant une lecture souple des conditions d’application de l’exception relative aux documents à usage interne (B).
A. L’absence de primauté de l’exception relative à la protection des avis juridiques
Les requérants soutenaient que l’exception prévue à l’article 4, paragraphe 2, de la décision 2004/258, visant spécifiquement les « avis juridiques », constituait une *lex specialis* qui aurait dû primer sur l’exception plus générale de l’article 4, paragraphe 3, relative aux documents destinés à l’utilisation interne. Selon cette argumentation, dès lors qu’un document pouvait être qualifié d’avis juridique, seule cette exception spécifique aurait été applicable, excluant le recours à toute autre. Une telle approche aurait contraint l’institution à motiver son refus sous l’angle exclusif de la protection des avis juridiques, un régime potentiellement plus favorable à la transparence.
La Cour rejette ce raisonnement en s’attachant à une lecture littérale des dispositions. Elle relève qu’« aucune indication susceptible de lui conférer le caractère d’une *lex specialis* » n’figure dans le libellé de l’article 4, paragraphe 2. De plus, la Cour souligne que rien dans le texte n’interdit qu’un même document puisse relever simultanément de plusieurs exceptions. Par conséquent, l’institution était en droit d’invoquer cumulativement les deux motifs de refus. Il est donc indifférent que le document litigieux puisse ou non être qualifié d’« avis juridique », car sa nature ne fait pas obstacle à ce qu’il soit également considéré comme un document « destiné à l’utilisation interne ».
B. L’autonomie des conditions d’application de l’exception tenant à l’usage interne
Les requérants contestaient également que les conditions de l’exception relative à l’usage interne fussent remplies. Ils avançaient d’une part que le document, rédigé par un prestataire extérieur, n’était pas de nature « interne », et d’autre part qu’il n’était pas lié à un processus décisionnel concret. La Cour écarte ces deux arguments. Sur le premier point, elle note que la disposition s’applique à tout document « rédigé ou reçu par la [Banque centrale] », ce qui couvre explicitement les documents d’origine externe destinés à nourrir les réflexions de l’institution.
Sur le second point, la Cour opère une distinction déterminante avec le régime général d’accès aux documents des institutions de l’Union, régi par le règlement n° 1049/2001. Alors que ce règlement lie la protection du processus décisionnel à une décision spécifique en cours d’élaboration, le texte applicable à la Banque centrale européenne vise plus largement les documents utilisés « dans le cadre de délibérations et de consultations préliminaires ». Cette formulation permet de protéger des documents de réflexion générale, même en l’absence de procédure décisionnelle formellement identifiée. La protection est donc accordée non pas à une décision, mais à l’espace de délibération lui-même.
II. La consécration d’un régime dérogatoire au service de l’autonomie décisionnelle de l’institution
En validant une application extensive des exceptions, la Cour de justice renforce la protection de l’espace de réflexion de la Banque centrale européenne (A), justifiant ce régime spécifique par la nature particulière de ses missions (B).
A. Une protection renforcée de l’espace de réflexion interne
L’un des apports majeurs de cet arrêt réside dans la confirmation que le régime d’accès aux documents de l’institution monétaire est moins contraignant pour cette dernière que le régime général. Contrairement à ce que prévoit le règlement n° 1049/2001, l’application de l’exception prévue à l’article 4, paragraphe 3, de la décision 2004/258 ne requiert pas la preuve que la divulgation du document porterait « gravement atteinte au processus décisionnel ». Le Tribunal, approuvé en cela par la Cour, a jugé que l’institution n’avait pas à fournir d’explications détaillées sur le risque d’une telle atteinte.
La Cour admet ainsi que le refus d’accès puisse se fonder sur des « effets hypothétiques », tels que la restriction de l’« espace de réflexion » de l’institution ou le risque d’une atteinte à l’indépendance de ses membres. Cette approche confère une large marge d’appréciation à la Banque centrale européenne pour protéger la confidentialité de ses délibérations internes. Elle consacre l’idée qu’un certain secret est nécessaire pour garantir la sérénité et la franchise des échanges au sein de ses organes décisionnels, sans que l’institution ait à démontrer un préjudice concret et spécifique en cas de divulgation.
B. Une dérogation justifiée par la spécificité des missions de la Banque centrale européenne
Cette interprétation, qui peut apparaître comme une restriction au principe de transparence, trouve sa justification dans la position singulière de la Banque centrale européenne au sein de l’architecture institutionnelle de l’Union. La Cour rappelle que la décision 2004/258 vise à concilier le droit d’accès aux documents avec la spécificité de l’institution, qui doit pouvoir poursuivre efficacement ses missions en toute indépendance, conformément à l’article 130 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
La Cour distingue en outre le régime applicable selon que l’institution exerce ou non des fonctions administratives. Le document litigieux, portant sur une consultation juridique relative à l’interprétation de ses statuts, ne relevait pas de l’exercice de fonctions administratives. Par conséquent, le cadre juridique plus strict en matière de transparence, qui tend à s’aligner sur le règlement n° 1049/2001 pour les activités administratives, n’était pas pertinent. Cet arrêt réaffirme donc que, pour ses activités relevant de sa mission fondamentale, la Banque centrale européenne bénéficie d’un régime de confidentialité renforcé, jugé nécessaire à la préservation de son autonomie et à l’efficacité de son action.