Cour de justice de l’Union européenne, le 17 février 2011, n°C-52/09

Par un arrêt du 17 février 2011, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions dans lesquelles une pratique de ciseaux tarifaires mise en œuvre par une entreprise en position dominante est constitutive d’un abus au sens de l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. En l’espèce, une autorité nationale de la concurrence a engagé une procédure contre un opérateur de télécommunications historique, alléguant que ce dernier avait abusé de sa position dominante sur le marché de gros des prestations intermédiaires d’accès à internet à haut débit. La pratique litigieuse consistait en l’application d’un écart de prix entre ses offres de gros, destinées à ses concurrents, et ses propres offres de détail, destinées aux clients finals, qui était insuffisant pour permettre à un concurrent même aussi efficace de rivaliser sans subir de pertes.

Saisie du litige, la juridiction nationale a adressé plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice afin d’obtenir une interprétation des critères permettant de qualifier une telle pratique d’abusive. Le problème de droit soumis à la Cour consistait à déterminer dans quelles circonstances une pratique de compression des marges par une entreprise verticalement intégrée et dominante sur un marché en amont constitue une exploitation abusive de cette position, notamment en l’absence d’obligation réglementaire de fourniture et sans qu’une position dominante ne soit détenue sur le marché en aval.

La Cour répond qu’une telle pratique est susceptible de constituer un abus « lorsque l’écart entre les prix pratiqués sur ce marché et ceux appliqués sur le marché de détail des prestations de connexion à haut débit aux clients finals n’est pas suffisant pour couvrir les coûts spécifiques que cette même entreprise doit supporter afin d’accéder à ce dernier marché ». Elle précise que l’analyse doit prioritairement se fonder sur les coûts et les prix de l’entreprise dominante elle-même et qu’il suffit de démontrer un effet anticoncurrentiel au moins potentiel. Enfin, la Cour écarte la pertinence de plusieurs facteurs, tels que l’absence d’obligation réglementaire de fourniture, le degré de dominance, ou encore l’impossibilité de récupérer les pertes.

L’analyse de la Cour se concentre d’abord sur la méthode de qualification de l’abus de ciseaux tarifaires (I), avant de délimiter le champ d’application élargi de l’interdiction de tels agissements (II).

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I. La qualification de l’abus par compression des marges

La Cour de justice établit une méthodologie claire pour identifier la pratique abusive de ciseaux tarifaires, en se fondant d’une part sur la structure même des prix (A) et d’autre part sur l’application du critère du concurrent aussi efficace (B).

A. La caractérisation de l’abus par la structure des prix

La Cour affirme que l’abus réside dans l’écart insuffisant entre les prix de gros et les prix de détail de l’opérateur dominant, indépendamment du caractère éventuellement abusif de chaque niveau de prix pris isolément. Une pratique de ciseaux tarifaires est identifiée si la différence entre ces deux tarifs ne permet pas à un concurrent de couvrir les coûts que l’entreprise dominante doit elle-même engager pour fournir ses services sur le marché de détail. Ainsi, l’abus ne provient pas nécessairement d’un prix de gros excessif ou d’un prix de détail prédateur, mais de la relation entre les deux, qui a pour conséquence de fermer l’accès au marché aval.

La décision précise que le caractère non équitable de la pratique est lié « à l’existence même de la compression des marges et non à son écart précis ». Cette approche permet de sanctionner une stratégie d’éviction qui, par sa nature structurelle, empêche une concurrence par les mérites, même si les prix de l’entreprise dominante restent dans une fourchette qui, examinée séparément, pourrait paraître légale. La Cour se focalise ainsi sur l’effet d’éviction induit par la structure tarifaire, qui prive les concurrents de toute viabilité économique sur le marché de détail.

B. La primauté du test du concurrent aussi efficace

Pour évaluer l’insuffisance de la marge, la Cour consacre le test du concurrent aussi efficace, en indiquant qu’il convient de se référer « en principe et prioritairement, [aux] prix et les coûts de l’entreprise concernée sur le marché des prestations de détail ». Ce critère permet de vérifier si l’entreprise dominante elle-même pourrait opérer de manière rentable sur le marché de détail si elle devait s’acquitter de ses propres tarifs de gros. Si la réponse est négative, cela démontre que la structure tarifaire est intrinsèquement anticoncurrentielle, car elle empêche même un concurrent hypothétique disposant de la même structure de coûts de rivaliser.

Cette méthodologie présente l’avantage de la prévisibilité et de la sécurité juridique, car une entreprise dominante a connaissance de ses propres coûts et peut donc évaluer la légalité de son comportement. La Cour n’exclut cependant pas le recours aux coûts des concurrents dans des circonstances exceptionnelles, par exemple lorsque la structure de coûts de l’entreprise dominante n’est pas identifiable ou lorsque des conditions spécifiques du marché l’exigent. Cette flexibilité garantit l’effectivité de l’interdiction de l’abus dans des situations où le test principal serait inopérant.

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L’arrêt ne se limite pas à définir la méthode d’identification de l’abus ; il en précise également la portée en écartant plusieurs conditions qui auraient pu en limiter l’application, affirmant ainsi une conception large de la responsabilité de l’entreprise dominante.

II. L’affirmation d’une conception large de l’abus de position dominante

La Cour de justice étend la portée de l’article 102 TFUE en confirmant qu’un effet anticoncurrentiel simplement potentiel suffit à caractériser l’abus (A) et en rejetant un ensemble de justifications et de conditions limitatives qui auraient pu être invoquées par l’entreprise dominante (B).

A. La suffisance d’un effet anticoncurrentiel potentiel

La Cour rappelle que la qualification d’abus requiert un effet sur la concurrence, mais précise que cet effet n’a pas besoin d’être concret. Il suffit de démontrer « un effet anticoncurrentiel potentiel de nature à évincer les concurrents au moins aussi efficaces que l’entreprise en position dominante ». Cette approche permet aux autorités de la concurrence et aux juridictions d’intervenir préventivement, avant que les concurrents ne soient effectivement éliminés du marché ou que la structure de la concurrence ne soit irrémédiablement endommagée.

L’accent mis sur le caractère potentiel de l’effet est particulièrement pertinent dans les marchés en développement ou à forte croissance technologique, où les stratégies d’éviction peuvent consolider la position de l’opérateur historique avant même que de nouveaux entrants aient pu s’implanter durablement. La Cour considère que l’abus est constitué dès lors que la pratique est « à même de rendre plus difficile, voire impossible, l’accès au marché concerné par ces concurrents ». Cette position renforce la protection de la dynamique concurrentielle plutôt que la seule protection des concurrents déjà établis.

B. Le rejet des conditions limitatives de l’abus

L’apport majeur de la décision réside également dans le rejet systématique de plusieurs arguments visant à restreindre la qualification d’abus. La Cour juge « pas pertinents » un ensemble de facteurs, consolidant ainsi la responsabilité particulière qui pèse sur l’entreprise dominante. Premièrement, l’absence d’obligation réglementaire de fournir l’accès de gros n’exonère pas l’entreprise de sa responsabilité. Si elle choisit d’opérer sur ce marché, elle doit le faire dans des conditions non abusives.

Deuxièmement, la Cour écarte la nécessité d’une position dominante sur le marché de détail ; la dominance sur le seul marché amont suffit à fonder l’abus. De même, la question de savoir si l’entreprise dominante peut récupérer les pertes éventuelles liées à sa pratique est jugée sans pertinence, dissociant l’analyse du ciseau tarifaire de celle des prix prédateurs. Enfin, la Cour estime que la nouveauté de la technologie ou le degré de maturation du marché ne justifient pas une dérogation à l’application de l’article 102 TFUE, soulignant que la concurrence doit être protégée à tous les stades de développement d’un marché.

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