Par un arrêt rendu sur question préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur la qualification, au regard de la taxe sur la valeur ajoutée, de la non-restitution d’un bien par un preneur à la suite de la résiliation d’un contrat de crédit-bail. En l’espèce, une société de crédit-bail avait acquis des véhicules en déduisant la taxe afférente, pour ensuite les mettre à disposition de clients dans le cadre de contrats de location. Certains de ces contrats ont été résiliés en raison du défaut de paiement des preneurs, lesquels n’ont pas procédé à la restitution des véhicules malgré les démarches engagées par la société de crédit-bail pour les recouvrer. L’administration fiscale nationale a alors considéré que cette impossibilité de récupérer les biens devait être assimilée à une livraison à soi-même, soumise à la taxe sur la valeur ajoutée, et a notifié un redressement à la société. Saisie du litige, la juridiction de renvoi, la Curtea de Apel București, a interrogé la Cour de justice sur la conformité de cette analyse avec le droit de l’Union. La question posée était de savoir si l’impossibilité pour une société de crédit-bail de récupérer un bien auprès d’un preneur défaillant, en l’absence de toute contrepartie perçue après la résiliation, pouvait être assimilée à une livraison de biens effectuée à titre onéreux au sens des articles 16 et 18 de la directive 2006/112/CE. La Cour de justice a répondu par la négative, jugeant qu’une telle situation ne correspondait à aucune des hypothèses de livraisons assimilées prévues par la directive.
La solution de la Cour repose sur une analyse rigoureuse des conditions d’application des régimes d’imposition dérogatoires, ce qui la conduit à écarter l’existence d’une livraison taxable (I). Ce faisant, elle réaffirme les principes directeurs du système commun de taxe sur la valeur ajoutée, tout en orientant vers le mécanisme correcteur approprié (II).
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**I. L’interprétation stricte des livraisons assimilées à une opération à titre onéreux**
La Cour examine successivement les deux fondements juridiques proposés pour justifier l’imposition, à savoir les articles 16 et 18 de la directive TVA, et les rejette l’un après l’autre en se fondant sur une lecture littérale de leurs dispositions. Elle exclut ainsi l’application de l’assimilation fondée sur l’affectation du bien à des fins étrangères à l’entreprise (A) avant de réfuter celle liée à une modification des conditions de la déduction initiale (B).
**A. L’exclusion de l’assimilation fondée sur l’affectation du bien à des fins étrangères à l’entreprise**
La Cour rappelle d’abord que l’article 16 de la directive vise à garantir une égalité de traitement fiscal entre l’assujetti qui prélève un bien pour son usage privé et le consommateur final qui l’acquiert sur le marché. Son objectif, selon une jurisprudence constante, est « d’assurer une égalité de traitement entre l’assujetti qui prélève un bien pour ses besoins privés ou pour ceux de son personnel, d’une part, et le consommateur final qui se procure un bien du même type, d’autre part ». Or, la situation d’espèce ne correspond à aucun des cas de figure visés par cette disposition. La Cour relève que la non-restitution du bien ne résulte pas d’une décision de l’assujetti de l’affecter à ses besoins privés, de le transmettre à titre gratuit, ou de l’utiliser à des fins étrangères à son activité économique. Au contraire, la perte de possession du bien est subie par la société de crédit-bail et découle du comportement fautif du preneur. La Cour souligne que « la circonstance que le preneur demeure en possession de ces biens sans s’acquitter d’une quelconque contrepartie résulte du comportement prétendument fautif de celui-ci et non pas d’une transmission à titre gratuit desdits biens par le bailleur au preneur ». L’activité de location constituant l’objet même de l’entreprise, l’impossibilité de récupérer le bien ne saurait être interprétée comme une affectation à une fin étrangère à celle-ci.
**B. Le rejet de l’assimilation liée à une modification des éléments de la déduction**
La Cour se penche ensuite sur l’applicabilité de l’article 18 de la directive, qui prévoit l’assimilation à une livraison à titre onéreux dans des cas où le bien cesse d’être affecté à une activité économique ouvrant droit à déduction. Les hypothèses envisagées par ce texte sont toutefois très spécifiques et ne trouvent pas à s’appliquer dans les faits de l’espèce. La Cour constate que l’assujetti a bénéficié d’une déduction complète de la taxe en amont, ce qui écarte d’emblée le cas visé à l’article 18, sous a), qui ne concerne que les situations où le droit à déduction initial n’était pas complet. Par ailleurs, elle relève de manière concise que la société de crédit-bail n’a ni changé de secteur d’activité pour un secteur non imposé, ni cessé son activité économique taxable. En effet, « l’assujetti n’a ni affecté les biens concernés à un ‘secteur d’activité non imposé’, au sens de cet article 18, sous b), ni cessé son activité économique imposable ainsi que l’exige ledit article 18, sous c) ». L’analyse de la Cour met en évidence que la perte matérielle d’un actif, même définitive, ne peut être assimilée à un changement d’affectation de ce dernier au sens de la directive.
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**II. La consécration des principes fondamentaux du système commun de TVA**
En refusant de qualifier la non-restitution du bien de livraison taxable, la Cour ne se limite pas à une application littérale des textes ; elle réaffirme la logique économique qui sous-tend le mécanisme de la TVA. Elle opère ainsi une distinction fondamentale entre une perte d’actif subie et un acte de consommation imposable (A), tout en suggérant que le droit de l’Union offre un autre instrument pour traiter les conséquences de cette perte (B).
**A. La distinction essentielle entre la perte involontaire d’un actif et un acte de consommation**
La décision commentée a pour valeur principale de refuser la création d’une fiction fiscale qui serait contraire aux principes de neutralité et de taxation de la consommation finale. La taxe sur la valeur ajoutée a pour objet de frapper une dépense finale et non de pénaliser un opérateur économique pour un risque commercial qui s’est réalisé. En l’espèce, la société de crédit-bail ne tire aucun avantage ni aucune consommation du bien non restitué ; elle en subit au contraire la perte définitive et involontaire. L’assimilation à une livraison à soi-même aurait eu pour conséquence de faire peser sur elle une charge de TVA sur un chiffre d’affaires inexistant, rompant ainsi la neutralité de l’impôt. En jugeant que la faute du preneur ne peut transformer une perte subie par le bailleur en une opération taxable, la Cour ancre son raisonnement dans la réalité économique et refuse qu’une législation nationale, même prise en application de la directive, puisse étendre le champ de la taxe au-delà des actes de disposition volontaire.
**B. Le renvoi au mécanisme de régularisation des déductions comme correctif approprié**
Bien que la question préjudicielle ne portait pas sur ce point, la Cour prend soin de préciser, afin de fournir une réponse complète, que sa solution ne fait pas obstacle à l’application d’autres mécanismes prévus par la directive. Elle indique que « le mécanisme de régularisation prévu par les articles 184 à 186 de la directive TVA fait partie intégrante du régime de déduction de la TVA établi par celle-ci ». Cette remarque constitue une indication claire sur la portée de l’arrêt et la voie à suivre pour l’administration fiscale. La perte définitive du bien modifie en effet l’un des éléments pris en compte pour la déduction initiale de la taxe. La directive autorise expressément les États membres à exiger une régularisation de la déduction en cas de vol ou d’opérations impayées. Bien que la non-restitution ne soit pas formellement un vol, elle produit des effets économiques similaires. La voie correcte n’est donc pas la taxation d’une livraison fictive, mais l’ajustement de la déduction initialement opérée par l’assujetti, ce qui permet de rétablir la cohérence du système sans imposer une taxe sur une opération inexistante.