Par un arrêt du 17 juillet 2014, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, a précisé l’interprétation des conditions de rétention des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier. En l’espèce, une ressortissante vietnamienne entrée en Allemagne sans titre de séjour a fait l’objet d’une mesure de rétention à des fins d’éloignement. Elle a été placée dans un établissement pénitentiaire après avoir consenti par écrit à y être maintenue avec des prisonniers de droit commun, afin de pouvoir communiquer avec des compatriotes qui s’y trouvaient.
La mesure de rétention fut initialement décidée par une autorité administrative le 29 mars 2012, puis prorogée par une ordonnance de l’Amtsgericht Nürnberg le 25 juin 2012. La ressortissante a contesté cette prorogation, mais son recours a été rejeté par le Landgericht Nürnberg le 5 juillet 2012. Après son expulsion effective vers le Viêt Nam, elle a formé un pourvoi devant le Bundesgerichtshof afin de faire constater le caractère illégal de la décision de prorogation de sa rétention dans ces conditions spécifiques. La haute juridiction allemande a considéré que l’intérêt à agir subsistait malgré l’exécution de la mesure, en raison de l’atteinte portée à un droit fondamental. Saisie du litige, elle a estimé que si le placement avec des détenus de droit commun était en principe contraire au droit national et européen, la validité du consentement de l’intéressée à une telle modalité de détention posait question. Le Bundesgerichtshof a donc sursis à statuer pour interroger la Cour de justice sur la compatibilité d’un tel placement avec l’article 16, paragraphe 1, de la directive 2008/115/CE, lorsque la personne concernée y a consenti.
La question posée à la Cour revenait à déterminer si un État membre pouvait déroger à l’obligation de séparer un ressortissant de pays tiers des prisonniers de droit commun au motif que ce ressortissant aurait renoncé à cette protection.
La Cour de justice répond par la négative en affirmant que « L’article 16, paragraphe 1, seconde phrase, de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, doit être interprété en ce sens qu’il ne permet pas à un État membre de placer en rétention à des fins d’éloignement un ressortissant de pays tiers dans un établissement pénitentiaire avec des prisonniers de droit commun même dans l’hypothèse où ce ressortissant consent à ce placement. »
La Cour consacre ainsi une interprétation stricte de l’obligation de séparation, la qualifiant de garantie inconditionnelle (I), ce qui confère à cette règle une portée substantielle qui dépasse le seul intérêt individuel du ressortissant (II).
I. L’affirmation d’une obligation de séparation inconditionnelle
La Cour de justice fonde sa solution sur une lecture littérale du texte, qui ne prévoit aucune exception (A), rendant ainsi le consentement du ressortissant placé en rétention totalement inopérant (B).
A. Une lecture stricte de la directive au service des droits fondamentaux
La Cour rappelle que la directive 2008/115/CE vise à assurer que les procédures de retour s’effectuent « d’une façon humaine et dans le respect intégral de leurs droits fondamentaux ainsi que de leur dignité ». L’article 16 de ce texte organise les conditions matérielles de la rétention et pose un principe clair : la rétention s’effectue dans des centres spécialisés. Ce n’est que par exception, lorsqu’un État membre ne peut assurer un tel placement, qu’il peut recourir à un établissement pénitentiaire.
Dans cette seconde hypothèse, la directive impose une condition expresse et précise : « les ressortissants de pays tiers placés en rétention sont séparés des prisonniers de droit commun ». La Cour constate que le libellé de cette disposition « impose une obligation inconditionnelle ». Le législateur de l’Union n’a assorti cette exigence d’aucune dérogation ou possibilité d’aménagement. Cette interprétation littérale est renforcée par le considérant 17 de la directive, qui insiste sur la nécessité d’un traitement humain et digne. La séparation entre migrants en situation irrégulière et détenus de droit commun participe de cette garantie, la rétention administrative ne pouvant être assimilée à une sanction pénale. La Cour refuse donc de créer une exception qui n’a pas été prévue par les textes.
B. L’indisponibilité de la garantie de séparation
Face à l’argument selon lequel l’obligation de séparation viserait l’intérêt du ressortissant, qui pourrait dès lors y renoncer, la Cour oppose une fin de non-recevoir. Elle élève cette obligation au-delà d’une simple modalité d’exécution. Il ne s’agit pas d’un droit subjectif dont la personne concernée pourrait disposer à sa guise, mais bien d’une « condition de fond » de la légalité même du placement en rétention dans un établissement pénitentiaire.
En jugeant que « un État membre ne saurait tenir compte de la volonté du ressortissant de pays tiers concerné », la Cour souligne le caractère impératif de la norme. Cette approche prévient les risques de pressions ou d’abus de la part des autorités, qui pourraient être tentées d’obtenir un consentement pour s’affranchir de leurs obligations. Le consentement est ainsi privé de toute portée juridique, car la règle de séparation n’a pas pour seul objet de protéger la volonté individuelle, mais de fixer un standard objectif et minimal de traitement des personnes en rétention administrative. La solution garantit une application uniforme de la directive et préserve la distinction fondamentale entre la rétention à des fins d’éloignement et l’incarcération pénale.
Cette interprétation rigoureuse renforce la portée de la protection accordée aux ressortissants de pays tiers, en faisant de la séparation une condition substantielle de la légalité de la rétention.
II. La portée renforcée de la séparation comme condition de fond de la rétention
En qualifiant la séparation de « condition de fond », la Cour en fait un élément essentiel de la légalité de la rétention en milieu carcéral (A), ce qui établit un standard de protection élevé et non dérogeable pour les États membres (B).
A. Une garantie objective contre la dénaturation de la rétention administrative
La Cour de justice précise que l’obligation de séparation « va au-delà d’une simple modalité d’exécution spécifique ». Cette formule est déterminante car elle signifie que le respect de cette règle n’est pas un simple aménagement pratique, mais un critère de validité de la mesure privative de liberté elle-même. En l’absence de séparation, le placement en rétention dans un établissement pénitentiaire devient, en principe, non conforme à la directive.
Cette requalification a une valeur systémique : elle vise à préserver la nature même de la rétention administrative. Celle-ci n’est pas une peine et ne punit aucun délit ; elle a pour unique finalité d’assurer l’exécution d’une mesure d’éloignement. Le contact avec des prisonniers de droit commun, qui purgent des peines à la suite de la commission d’infractions, brouillerait cette distinction essentielle et conférerait à la rétention un caractère punitif contraire aux objectifs de la directive. La Cour protège ainsi la finalité de la mesure contre toute dérive. En refusant de prendre en compte le consentement, elle assure que cette garantie objective ne puisse être contournée, même avec l’accord apparent de la personne concernée.
B. Un standard non négociable pour les États membres
La portée de cet arrêt est considérable pour les États membres. Il leur impose une obligation de résultat claire et précise lorsqu’ils ont recours, à titre exceptionnel, à des établissements pénitentiaires. La décision du Bundesgerichtshof de poser la question préjudicielle témoignait d’une hésitation quant à la marge d’appréciation laissée aux autorités nationales. La réponse de la Cour ne laisse place à aucune ambiguïté : cette marge est inexistante en ce qui concerne l’obligation de séparation.
Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence constante visant à encadrer strictement le recours à la rétention, considérée comme une mesure de dernier ressort. En établissant un standard intangible, la Cour renforce la cohérence du droit de l’Union en matière de retour et garantit une protection effective des droits fondamentaux sur tout le territoire de l’Union. Les États ne peuvent invoquer ni des difficultés matérielles, ni la volonté de l’individu pour se soustraire à une règle qui constitue désormais une pierre angulaire des conditions de la rétention administrative en milieu pénitentiaire. L’arrêt rappelle ainsi que l’efficacité des politiques migratoires ne saurait prévaloir sur le respect inconditionnel de la dignité humaine.