Cour de justice de l’Union européenne, le 17 juillet 2014, n°C-481/13

Par un arrêt en date du 17 juillet 2014, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur sa compétence pour interpréter des dispositions d’une convention internationale à laquelle l’Union européenne n’est pas partie. En l’espèce, un ressortissant afghan a fui son pays d’origine en passant par l’Iran et la Turquie avant d’entrer sur le territoire de l’Union européenne en Grèce. De là, il a pris un vol à destination de l’Allemagne en utilisant un passeport pakistanais falsifié, obtenu par l’intermédiaire d’un passeur. À son arrivée à l’aéroport de Munich, la falsification a été découverte, entraînant son arrestation. L’intéressé a immédiatement formé une demande d’asile.

La procédure pénale a été initiée par le ministère public pour entrée illégale, séjour irrégulier et faux en écriture. En première instance, le tribunal cantonal de Wurtzbourg a prononcé la relaxe le 4 février 2013, considérant que l’article 31 de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés justifiait l’exemption de peine pour l’entrée illégale et le faux en écriture. Le ministère public a interjeté appel devant le tribunal régional supérieur de Bamberg. Celui-ci, confronté à l’interprétation de la notion de provenance « directe » d’un territoire où la vie ou la liberté est menacée et de l’étendue de l’immunité pénale prévue par la convention, a saisi la Cour de justice de l’Union européenne de trois questions préjudicielles. Il s’agissait de déterminer si l’exemption de peine prévue à l’article 31 de la Convention de Genève couvre le délit de faux en écriture, si le recours à des passeurs l’exclut, et si la condition de provenance « directe » est remplie lorsqu’un demandeur d’asile transite par un autre État membre. La question de droit qui se posait ainsi à la Cour était de savoir si elle est compétente pour interpréter, à titre préjudiciel, les dispositions d’une convention internationale, en l’occurrence la Convention de Genève, lorsque le droit de l’Union s’y réfère mais que l’Union n’en est pas partie et n’a pas assumé l’intégralité des compétences dans le domaine concerné.

À cette question, la Cour de justice de l’Union européenne a répondu par la négative, en se déclarant incompétente pour répondre aux questions posées.

Cette décision, qui repose sur une conception stricte de la compétence préjudicielle de la Cour, circonscrit rigoureusement son office à l’interprétation du seul droit de l’Union (I). Une telle solution, bien que juridiquement fondée, a pour conséquence de laisser les juridictions nationales sans guide unificateur pour l’application de normes internationales essentielles à la construction d’un régime d’asile commun (II).

I. L’affirmation d’une incompétence de principe de la Cour de justice

La Cour de justice a fondé son incompétence sur une lecture rigoureuse des traités, rappelant l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union (A) et refusant par conséquent de procéder à une interprétation de la Convention de Genève qui ne serait pas directement et nécessairement liée à l’application d’un acte de droit de l’Union (B).

A. Le rappel de l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union

La Cour commence son raisonnement par un rappel fondamental : son pouvoir d’interprétation à titre préjudiciel, tel que prévu par l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, se limite aux normes qui font partie du droit de l’Union. Elle réaffirme ainsi une jurisprudence constante selon laquelle elle n’est, en principe, pas compétente pour interpréter les accords internationaux conclus entre des États membres et des États tiers. Les conventions internationales ne relèvent de sa compétence que dans deux hypothèses précises : soit lorsque l’Union est elle-même partie à l’accord, soit lorsque l’Union a assumé les compétences précédemment exercées par les États membres dans le champ d’application de la convention.

En l’espèce, la Cour constate que l’Union européenne n’est pas une partie contractante à la Convention de Genève. De plus, elle souligne que si un régime d’asile européen commun est en cours de développement, les États membres conservent des compétences propres dans le domaine couvert par l’article 31 de ladite convention, notamment en matière de sanctions pénales pour entrée ou séjour irréguliers. L’Union n’a donc pas entièrement absorbé les compétences étatiques en la matière, ce qui empêche les dispositions de la convention de lier l’Union en tant que telle et, par conséquent, d’être soumises à l’interprétation de sa Cour.

B. Le refus d’une interprétation par ricochet de la Convention de Genève

La Cour écarte ensuite l’argument selon lequel les références à la Convention de Genève dans le droit primaire de l’Union suffiraient à fonder sa compétence. Ni l’article 78 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui dispose que la politique d’asile doit être conforme à la convention, ni l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux, qui garantit le droit d’asile dans le respect de celle-ci, ne sauraient conférer à la Cour une compétence générale d’interprétation. Ces dispositions établissent une obligation de conformité mais n’intègrent pas formellement l’intégralité de la convention dans l’ordre juridique de l’Union.

Plus subtilement, la Cour examine si sa compétence pourrait découler d’un renvoi opéré par le droit dérivé de l’Union. Elle admet s’être reconnue compétente, dans des arrêts antérieurs, pour interpréter des dispositions de conventions internationales lorsque des actes de droit de l’Union y renvoient expressément. Cependant, elle constate que la juridiction de renvoi n’a mentionné aucune règle de droit de l’Union, tel que l’article 14, paragraphe 6, de la directive 2004/83/CE, qui opère un tel renvoi à l’article 31 de la Convention de Genève. En l’absence d’un lien direct et pertinent avec une disposition du droit de l’Union applicable au litige, la Cour conclut que la demande d’interprétation porte directement sur la convention et non sur le droit de l’Union, la rendant ainsi incompétente.

La Cour de justice, en se déclarant incompétente, renvoie le juge national à sa propre appréciation, ce qui n’est pas sans conséquence sur l’uniformité de la protection accordée aux demandeurs d’asile au sein de l’Union.

II. La portée d’une solution limitant la protection uniforme des demandeurs d’asile

En refusant de répondre, la Cour de justice laisse le juge national seul face à l’interprétation d’une norme internationale fondamentale (A), créant ainsi une brèche potentielle dans la cohérence du régime d’asile européen commun (B).

A. L’abandon du juge national face à l’interprétation d’une norme internationale

La conséquence la plus immédiate de cette décision d’incompétence est de laisser le tribunal régional supérieur de Bamberg, et par extension toute juridiction nationale dans une situation similaire, sans l’éclairage de la Cour pour interpréter l’article 31 de la Convention de Genève. Les questions soulevées étaient pourtant cruciales pour le sort des demandeurs d’asile : l’immunité pénale qu’ils peuvent invoquer doit-elle être interprétée de manière restrictive, en se limitant à l’infraction d’entrée irrégulière, ou de manière extensive, en couvrant les délits connexes mais nécessaires à la fuite, comme l’usage de faux documents ? De même, la condition de provenance « directe » doit-elle s’entendre comme excluant tout transit, même bref, par un autre État membre de l’Union ?

En l’absence d’une interprétation uniforme fournie par la Cour de justice, le risque est grand de voir se développer des jurisprudences divergentes entre les États membres. Un même demandeur d’asile, dans des circonstances identiques, pourrait être sanctionné pénalement dans un État et exempté de peine dans un autre, en fonction de l’interprétation nationale retenue. Cette fragmentation du droit contrevient à l’objectif d’harmonisation des conditions d’accueil et de protection au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice.

B. Une brèche dans la construction d’un régime d’asile européen commun

Au-delà du cas d’espèce, la décision révèle une faille structurelle dans l’architecture du régime d’asile européen commun. Ce régime repose en grande partie sur la Convention de Genève, qui en constitue le socle normatif. Or, tant que l’Union n’aura pas pleinement assumé les compétences dans tous les domaines couverts par cette convention, sa Cour de justice ne pourra pas en assurer une interprétation centralisée et uniforme. La décision illustre ainsi les limites de l’harmonisation « par morceaux » et souligne un paradoxe : alors que l’Union prétend développer une politique commune, elle se prive de l’outil juridictionnel qui serait le plus à même d’en garantir la cohérence.

Cette solution pragmatique sur le plan de la compétence juridictionnelle apparaît donc comme une occasion manquée de renforcer la protection des réfugiés de manière égale sur tout le territoire de l’Union. Elle constitue un appel implicite au législateur de l’Union pour qu’il poursuive l’harmonisation, notamment en intégrant plus explicitement par renvoi les garanties de la Convention de Genève dans des actes de droit dérivé, afin de permettre à la Cour de justice de jouer pleinement son rôle de gardienne d’une application uniforme du droit.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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