Par un arrêt du 17 mai 2023, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en sa neuvième chambre, est venue préciser l’étendue de l’obligation de surseoir à statuer pour une juridiction nationale qui la saisit d’une question préjudicielle. En l’espèce, une juridiction pénale bulgare, le Spetsializiran nakazatelen sad, était saisie de poursuites pour des faits de corruption. Au cours de l’instance, cette juridiction a saisi la Cour de justice d’une première demande de décision préjudicielle relative à l’interprétation du droit à l’information dans les procédures pénales. La procédure au principal ayant été suspendue, la juridiction s’est interrogée sur la possibilité de poursuivre l’instruction pour des actes, telle la collecte d’éléments de preuve, qui ne présentaient aucun lien avec les questions soulevées dans son premier renvoi. Incertaine de la compatibilité d’une telle démarche avec les exigences du droit de l’Union, la juridiction bulgare a décidé de poser une seconde question préjudicielle. Cette nouvelle question portait sur la correcte interprétation de l’article 23 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, afin de déterminer si la suspension de la procédure devait être totale ou si elle pouvait n’être que partielle. Il s’agissait donc de savoir si l’article 23 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne doit être interprété en ce sens qu’il contraint la juridiction nationale à suspendre l’intégralité de l’affaire au principal, ou s’il autorise une suspension limitée à la partie de la procédure pertinente pour la question posée. La Cour a jugé que cette disposition « ne s’oppose pas à ce qu’une juridiction nationale ayant introduit une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE ne suspende la procédure au principal qu’en ce qui concerne les aspects de celle-ci susceptibles d’être affectés par la réponse de la Cour à cette demande ».
Cette solution consacre une approche souple de la suspension de l’instance, fondée sur une conciliation entre l’autonomie procédurale nationale et l’efficacité du droit de l’Union (I), tout en affirmant une vision pragmatique dont la portée renforce le mécanisme préjudiciel (II).
I. La consécration d’une suspension modulable de l’instance nationale
La Cour de justice parvient à la solution d’une suspension partielle en s’appuyant sur le principe de l’autonomie procédurale des États membres (A), tout en veillant à ce que les limites traditionnelles de ce principe, notamment celui de l’effectivité, soient respectées (B).
A. Une solution fondée sur le principe de l’autonomie procédurale
La Cour rappelle d’emblée une règle fondamentale de la répartition des compétences entre l’ordre juridique de l’Union et les ordres juridiques nationaux. Elle énonce qu’« en l’absence de règles de l’Union en la matière, il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre, en vertu du principe d’autonomie procédurale, de régler les modalités procédurales des recours en justice ». Ce principe confère aux juridictions nationales une marge de manœuvre significative pour organiser le déroulement de l’instance dont elles sont saisies. L’article 23 du statut de la Cour, en prévoyant que la juridiction nationale « suspend la procédure », ne détaille pas les modalités ou l’étendue de cette suspension.
Le silence des textes sur ce point spécifique autorise donc l’application de l’autonomie procédurale nationale. La décision de poursuivre certains actes de procédure étrangers à l’objet du renvoi préjudiciel relève ainsi, en première analyse, de l’appréciation du juge national. Cette approche permet de reconnaître la diversité des systèmes procéduraux au sein de l’Union et de laisser au juge du fond le soin de gérer l’instance de la manière la plus efficiente. La Cour confirme que le droit de l’Union n’a pas vocation à régir tous les aspects de la procédure nationale, mais seulement ceux nécessaires à garantir sa propre primauté et son plein effet.
B. Une application subordonnée au respect du principe d’effectivité
L’autonomie procédurale n’est cependant pas absolue et s’exerce dans le respect des principes d’équivalence et d’effectivité. La Cour s’assure ici que la solution retenue ne porte pas atteinte à l’effet utile du renvoi préjudiciel, mécanisme essentiel du système juridictionnel de l’Union. Le principe d’effectivité exige que les modalités procédurales nationales ne rendent pas « impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union ». L’objectif de la suspension est de garantir que la décision à intervenir au niveau national tiendra pleinement compte de l’interprétation du droit de l’Union donnée par la Cour.
Dès lors, la poursuite de l’instance pour des aspects non liés à la question préjudicielle est admise à une condition stricte. Les actes de procédure accomplis ne doivent pas être « de nature à empêcher la juridiction de renvoi de se conformer » à l’arrêt préjudiciel à venir. Le juge national reste donc maître de l’opportunité de poursuivre l’instruction, mais il est également le garant de l’utilité future de la réponse de la Cour. La suspension partielle n’est possible que si elle préserve intégralement la capacité du juge national à tirer toutes les conséquences de l’arrêt préjudiciel pour trancher le litige.
II. La portée pragmatique d’une clarification attendue
Au-delà de sa logique juridique, la décision de la Cour revêt une portée pratique considérable en favorisant une meilleure administration de la justice (A) et en consolidant la relation de coopération entre les juridictions nationales et la Cour de justice (B).
A. La promotion de la célérité procédurale au service du justiciable
Cet arrêt apporte une réponse pragmatique à une difficulté concrète rencontrée par les juridictions nationales. Une suspension totale et systématique de l’instance peut entraîner des retards importants, en particulier dans des affaires complexes où la question préjudicielle ne concerne qu’un aspect limité du litige. En autorisant une suspension partielle, la Cour permet au juge national de poursuivre l’examen de l’affaire sur d’autres points, optimisant ainsi la gestion du temps procédural.
Cette solution sert directement le droit des justiciables à être jugés dans un délai raisonnable, droit consacré par l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Elle évite de paralyser entièrement une procédure pendant de nombreux mois dans l’attente d’une réponse qui ne conditionne peut-être qu’une fraction du raisonnement final du juge. La flexibilité ainsi accordée contribue à une justice plus efficace sans sacrifier les exigences de la bonne application du droit de l’Union.
B. Le renforcement de l’efficacité du dialogue des juges
En clarifiant l’interprétation de l’article 23 de son statut, la Cour de justice renforce le « dialogue de juge à juge » qui constitue l’essence de la procédure de renvoi préjudiciel. En levant une contrainte procédurale perçue comme excessivement rigide, la Cour rend le mécanisme du renvoi préjudiciel plus attractif et moins coûteux en termes de délais pour les juridictions nationales. Celles-ci pourraient être moins réticentes à saisir la Cour si elles savent pouvoir continuer à faire progresser leurs dossiers sur les aspects non problématiques.
Cette décision apporte une sécurité juridique bienvenue, là où la pratique pouvait être hétérogène et incertaine, comme le suggère une référence implicite dans l’arrêt à une affaire antérieure. En offrant une ligne directrice claire, la Cour consolide la confiance des juges nationaux dans le mécanisme préjudiciel. Elle favorise ainsi une application uniforme du droit de l’Union, tout en respectant l’office du juge national et les impératifs d’une bonne administration de la justice.