Par un arrêt en date du 17 mars 2005, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur la légalité d’une disposition spécifique d’un règlement relatif à la politique commune de la pêche. Un État membre demandait l’annulation d’une mesure qui limitait l’accès de ses navires de pêche aux eaux côtières d’un autre État membre. Le litige portait sur la pérennité de restrictions initialement établies dans le cadre d’un régime transitoire lors de l’adhésion de cet État à la Communauté.
Les faits à l’origine du recours concernent l’adoption du règlement (CE) n° 2371/2002, qui fixait un nouveau cadre pour la conservation et l’exploitation des ressources halieutiques. Ce règlement maintenait, pour les navires d’un État membre, des limitations de pêche spécifiques (périodes, espèces) dans la bande côtière des douze milles marins d’un État voisin. Ces restrictions étaient similaires à celles prévues par l’Acte d’adhésion de 1985 de cet État, lequel prévoyait un régime transitoire expirant au 31 décembre 2002. L’État requérant, estimant que ces contraintes auraient dû disparaître avec la fin de la période transitoire, a introduit un recours en annulation contre la disposition litigieuse du nouveau règlement devant la Cour de justice. Il soutenait que le maintien de ces règles constituait une violation de l’Acte d’adhésion et du principe de non-discrimination, arguant de l’absence de restrictions réciproques pour les navires de l’État côtier dans ses propres eaux.
La question juridique posée à la Cour était double. Il s’agissait d’abord de déterminer si le Conseil pouvait, sur le fondement de sa compétence ordinaire en matière de politique de la pêche, adopter une réglementation nouvelle reprenant des restrictions de même nature que celles contenues dans un régime transitoire arrivé à expiration. Ensuite, la Cour devait examiner si une telle différenciation dans les conditions d’accès aux eaux côtières, en l’absence de réciprocité, constituait une discrimination prohibée entre les États membres.
La Cour de justice a rejeté le recours dans son intégralité. Elle a jugé que l’expiration des mesures transitoires prévues par l’Acte d’adhésion n’interdisait nullement au législateur communautaire d’adopter de nouvelles règles permanentes, même de contenu similaire, dans le cadre de ses compétences. Elle a ensuite considéré que la différence de traitement dénoncée ne violait pas le principe de non-discrimination, car elle était objectivement justifiée par des objectifs de conservation des ressources et de préservation des activités de pêche traditionnelles, lesquels n’impliquent pas nécessairement un critère de réciprocité.
Il convient d’analyser la manière dont la Cour confirme la plénitude de la compétence du législateur communautaire au-delà des régimes transitoires (I), avant d’examiner la justification objective apportée à une apparente rupture d’égalité entre États membres (II).
I. La confirmation de la compétence législative du Conseil au-delà du régime transitoire
La Cour a d’abord dû répondre à l’argument selon lequel le règlement attaqué prolongeait illégalement un régime transitoire. Elle a réaffirmé la distinction entre les mesures d’adhésion temporaires et le pouvoir législatif ordinaire du Conseil, confirmant ainsi la validité de la norme contestée. Pour ce faire, elle a reconnu l’extinction des mesures transitoires (A) tout en consacrant la pleine compétence du législateur pour adopter de nouvelles règles permanentes (B).
A. L’extinction programmée des mesures transitoires de l’Acte d’adhésion
Le raisonnement de l’État requérant reposait sur une interprétation finaliste de l’Acte d’adhésion de 1985. Les limitations de pêche imposées à ses ressortissants étaient inscrites dans la partie de l’Acte consacrée aux « mesures transitoires », dont la durée d’application était explicitement limitée au 31 décembre 2002. Selon cette lecture, la finalité de ces dispositions était de permettre une intégration progressive, au terme de laquelle le principe de libre accès aux eaux communautaires devait pleinement s’appliquer. Le maintien de restrictions identiques par un nouveau règlement revenait, de fait, à priver d’effet utile la limitation temporelle voulue par les auteurs de l’Acte d’adhésion.
La Cour a admis sans difficulté le postulat de départ de ce raisonnement. Elle constate que la disposition pertinente de l’Acte d’adhésion, « figurant dans la quatrième partie de l’acte d’adhésion de 1985, relative aux mesures transitoires, n’est plus applicable depuis la date prévue à l’article 166 du même acte, à savoir le 31 décembre 2002 ». Cette reconnaissance acte la fin de la période d’exception et la caducité du régime dérogatoire spécifique à l’adhésion. La Cour valide donc que les règles de l’Acte d’adhésion ne pouvaient plus, en elles-mêmes, fonder de quelconques limitations après la date butoir. Cependant, elle refuse de tirer de cette extinction la conséquence juridique que l’État requérant en déduisait.
B. L’affirmation de la compétence autonome du législateur communautaire
L’élément décisif du raisonnement de la Cour réside dans la dissociation qu’elle opère entre la fin d’un régime transitoire et la compétence législative ordinaire de l’Union. La disparition d’une norme temporaire n’a pas pour effet de créer un vide juridique interdisant au législateur d’intervenir à nouveau dans le même domaine. Au contraire, le retour au droit commun signifie précisément que la matière est désormais régie par les compétences de droit commun définies par le traité. En l’espèce, la politique de la pêche relevait de l’article 37 du traité CE.
La Cour énonce ainsi clairement que « il ne découle pas de ces constatations que le législateur communautaire ne pouvait pas adopter la règle litigieuse dans le cadre de la compétence qu’il tire de l’article 37 ce ». En d’autres termes, l’expiration du régime transitoire ne crée pas un droit acquis à l’absence de toute réglementation restrictive pour l’avenir. Elle met fin à un régime d’exception pour le remplacer par le pouvoir réglementaire ordinaire du Conseil. Celui-ci est libre, dans l’exercice de son pouvoir d’appréciation politique et dans le respect des objectifs du traité, de définir de nouvelles règles, fussent-elles identiques dans leur contenu aux anciennes mesures transitoires. La Cour consacre ainsi la primauté de la compétence législative actuelle sur les arrangements historiques d’un traité d’adhésion.
Après avoir validé la base légale de la mesure contestée, la Cour se penche sur sa conformité avec les principes généraux du droit communautaire.
II. L’application contrôlée du principe de non-discrimination à la politique commune de la pêche
Le second moyen soulevé par l’État requérant portait sur une violation du principe de non-discrimination, en raison de l’absence de réciprocité dans les restrictions de pêche. La Cour a écarté ce moyen en fondant son analyse sur les objectifs spécifiques de la politique de la pêche, qui justifient une différence de traitement. Elle a ainsi constaté l’existence d’une différence de traitement (A) pour ensuite admettre sa justification objective (B).
A. Une différence de traitement fondée sur un critère non réciproque
L’État requérant mettait en évidence une rupture d’égalité manifeste : ses navires étaient soumis à des limitations d’accès dans les eaux côtières de l’État voisin, alors que les navires de ce dernier ne subissaient aucune restriction comparable dans ses propres eaux. La situation des flottes de pêche des deux États membres, au regard de l’accès aux eaux de l’autre, n’était donc pas la même. Or, selon une jurisprudence établie, le principe de non-discrimination, qui est une expression particulière du principe d’égalité, « veut que les situations comparables ne soient pas traitées de manière différente, à moins qu’une différenciation ne soit objectivement justifiée ».
Le gouvernement espagnol soutenait que, en l’absence de justification objective, cette asymétrie constituait une discrimination fondée sur la nationalité, prohibée tant par l’article 12 CE que par l’article 34, paragraphe 2, CE dans le cadre de la politique agricole commune, applicable à la pêche. L’argument central était que la politique commune ne saurait créer des régimes différenciés entre États membres sans critère objectif et proportionné, ce que le simple maintien d’un rapport de force historique ne saurait constituer. La charge de la preuve d’une justification objective reposait donc sur le Conseil.
B. La justification objective tirée des finalités de la politique de conservation
La Cour a suivi le raisonnement du Conseil, de la Commission et du gouvernement français pour admettre la justification de cette différence de traitement. Elle a identifié l’objectif poursuivi par le régime dérogatoire de l’accès aux eaux côtières, tel qu’il ressortait des considérants du règlement attaqué. L’objectif n’est pas d’assurer un équilibre réciproque des droits de pêche, mais bien de concilier la conservation des ressources dans des zones sensibles et la protection des communautés locales dépendantes de la pêche.
La Cour cite à cet égard le quatorzième considérant du règlement, qui souligne que les règles limitant l’accès à la zone des douze milles marins ont « jou[é] au bénéfice de la conservation par la limitation de l’effort de pêche dans les eaux communautaires les plus sensibles et permett[u] de préserver les activités de pêche traditionnelles ». Cet objectif de protection des écosystèmes et des économies littorales constitue, pour la Cour, une justification objective et légitime. Partant de là, elle en déduit logiquement qu' »un tel objectif n’implique pas, en soi, la mise en œuvre de critères de réciprocité ». La réciprocité n’est pas une condition de la légalité des mesures de conservation. En outre, la Cour relève que la mesure ne fait que « proroger le régime en vigueur depuis l’adhésion du royaume d’Espagne à la Communauté », ce qui renforce le caractère objectif lié à la préservation des activités traditionnelles existantes. La différence de traitement n’est donc pas arbitraire mais la conséquence d’une politique de gestion différenciée, fondée sur des considérations écologiques, sociales et historiques.