Cour de justice de l’Union européenne, le 17 mars 2016, n°C-99/15

Par un arrêt en date du 17 mars 2016, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en cinquième chambre, s’est prononcée sur l’interprétation de l’article 13 de la directive 2004/48/CE relative au respect des droits de propriété intellectuelle. Cette décision, rendue sur renvoi préjudiciel du Tribunal suprême espagnol, traite de la question de l’indemnisation due au titulaire d’un droit d’auteur en cas de contrefaçon, et plus spécifiquement de la possibilité de cumuler la réparation du préjudice moral avec une indemnisation du préjudice matériel calculée sur une base forfaitaire.

En l’espèce, le réalisateur, scénariste et producteur d’une œuvre audiovisuelle a constaté que des extraits de son documentaire avaient été insérés, sans son autorisation, dans un autre reportage produit par une société de production et diffusé par une chaîne de télévision. L’auteur a alors saisi les juridictions espagnoles afin d’obtenir la cessation de l’atteinte à ses droits et la réparation du préjudice subi. Pour l’évaluation de son dommage matériel, il a choisi de se fonder sur le critère des « redevances hypothétiques », correspondant au montant qu’il aurait perçu si les contrefacteurs avaient sollicité une autorisation d’exploitation. Il a réclamé, en sus de cette somme, une indemnité distincte au titre du préjudice moral.

Le tribunal de commerce de Madrid a accueilli favorablement sa demande, en lui octroyant des dommages-intérêts pour le préjudice matériel et pour le préjudice moral. Saisie en appel, la cour provinciale de Madrid a réformé cette décision, en annulant la condamnation au titre du préjudice moral. Les juges du fond ont estimé que le choix du mode de calcul forfaitaire pour le préjudice matériel, prévu par le droit national transposant la directive, excluait la possibilité de réclamer une indemnisation supplémentaire pour le préjudice moral. Le litige a été porté devant le Tribunal suprême, qui a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice une question préjudicielle.

La question posée visait à déterminer si l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2004/48 devait être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’une personne lésée par une contrefaçon, qui opte pour une indemnisation de son dommage matériel calculée sur la base des redevances qui auraient été dues, puisse réclamer en outre la réparation de son préjudice moral.

À cette question, la Cour de justice répond que la directive ne s’oppose pas à un tel cumul. Elle juge que « l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2004/48/CE […] doit être interprété en ce sens qu’il permet à la personne lésée par une violation de son droit de propriété intellectuelle, qui réclame une indemnisation de son dommage matériel calculée, conformément au second alinéa, sous b), du paragraphe 1, de cet article, sur la base du montant des redevances ou des droits qui lui auraient été dus si le contrevenant avait demandé l’autorisation de faire usage du droit de propriété intellectuelle en cause, de réclamer de surcroît l’indemnisation de son préjudice moral telle qu’elle est prévue au paragraphe 1, second alinéa, sous a), dudit article ». La solution retenue par la Cour repose sur une interprétation finaliste de la directive, consacrant le principe de la réparation intégrale du préjudice (I), tout en clarifiant la portée de l’option offerte au titulaire du droit lésé (II).

***

I. La consécration du principe de réparation intégrale du préjudice

La Cour de justice fonde son raisonnement sur l’objectif de réparation complète du dommage réellement subi par la victime de la contrefaçon. Pour ce faire, elle affirme que le préjudice moral constitue une composante à part entière de ce préjudice (A) et que le mode de calcul forfaitaire prévu par la directive ne saurait l’exclure (B).

A. L’inclusion du préjudice moral dans le préjudice réellement subi

La Cour rappelle d’abord la règle générale posée par le premier alinéa de l’article 13, paragraphe 1, de la directive 2004/48. Selon cette disposition, les États membres doivent veiller à ce que les autorités judiciaires ordonnent au contrefacteur de verser des dommages-intérêts « adaptés au préjudice que celui-ci a réellement subi du fait de l’atteinte ». La Cour souligne que le préjudice moral, pour autant qu’il soit établi, fait intrinsèquement partie du préjudice réel. Une interprétation qui priverait la victime de la réparation de ce type de dommage irait à l’encontre de l’exigence d’une réparation adaptée et effective.

Cette analyse est renforcée par le considérant 26 de la directive, qui précise que « le montant des dommages-intérêts octroyés au titulaire du droit devrait prendre en considération tous les aspects appropriés […] et, le cas échéant, tout préjudice moral causé au titulaire du droit ». Le législateur de l’Union a donc explicitement envisagé la réparation du préjudice moral comme un élément essentiel de l’indemnisation. En conséquence, exclure cette réparation au seul motif que la victime a opté pour une méthode de calcul spécifique pour son préjudice matériel reviendrait à ignorer une composante du préjudice que la directive vise précisément à couvrir. La Cour adopte une lecture qui garantit une réparation intégrale, refusant de scinder artificiellement le préjudice subi en fonction des modalités de calcul choisies.

B. L’interprétation extensive du calcul forfaitaire

La Cour se penche ensuite sur la rédaction de l’article 13, paragraphe 1, second alinéa, sous b), qui offre une alternative pour le calcul des dommages-intérêts. Cette disposition permet de fixer un montant forfaitaire « sur la base d’éléments tels que, au moins, le montant des redevances ou droits qui auraient été dus ». La Cour attache une importance particulière à l’expression « au moins », considérant qu’elle indique que la base de calcul forfaitaire constitue un minimum, et non un plafond exhaustif. Le montant des redevances hypothétiques n’est qu’un des éléments possibles pour fixer l’indemnité, ce qui laisse la possibilité d’y ajouter d’autres composantes.

Dès lors, la Cour estime que cette disposition « permet d’inclure dans ce montant d’autres éléments, tels que, le cas échéant, l’indemnisation du préjudice moral causé au titulaire de ce droit ». Le calcul forfaitaire, qui est une facilité probatoire offerte à la victime pour quantifier son préjudice économique, ne doit pas avoir pour effet de la priver d’une indemnisation pour un autre type de préjudice, distinct et complémentaire. La Cour refuse ainsi une lecture restrictive qui ferait de l’option pour le calcul forfaitaire une renonciation implicite à la réparation du préjudice moral, une telle lecture étant contraire à l’objectif d’un niveau de protection élevé de la propriété intellectuelle.

Après avoir assis sa solution sur le principe de réparation intégrale, la Cour en précise la valeur et la portée pratique pour le titulaire des droits, en clarifiant l’articulation entre les différentes modalités d’indemnisation.

II. La clarification de l’articulation des modalités de calcul de l’indemnisation

La décision de la Cour a le mérite de clarifier la nature de l’alternative offerte par la directive, en opérant une distinction nécessaire entre l’indemnisation du préjudice matériel et celle du préjudice moral (A). Ce faisant, elle renforce l’effectivité des droits de propriété intellectuelle en garantissant à leurs titulaires des voies de recours plus complètes (B).

A. La distinction entre l’indemnisation du préjudice matériel et celle du préjudice moral

L’apport principal de l’arrêt réside dans la clarification de la relation entre les options prévues aux points a) et b) du second alinéa de l’article 13, paragraphe 1. La Cour explique que l’alternative proposée ne porte pas sur la nature des préjudices réparables, mais sur les méthodes de calcul du préjudice économique. Le point a) vise une approche analytique, fondée sur le manque à gagner et les bénéfices injustement réalisés par le contrefacteur, tandis que le point b) propose une approche synthétique et forfaitaire, basée sur les redevances hypothétiques. Ce choix est offert « dans des cas appropriés », notamment, comme le rappelle la Cour en citant le considérant 26, « où il est difficile de déterminer le montant du préjudice véritablement subi ».

En revanche, le préjudice moral, mentionné au point a), n’est pas une simple composante de ce calcul économique, mais un chef de préjudice autonome. La Cour juge donc que le choix d’une méthode de calcul pour le préjudice matériel ne saurait anéantir le droit à réparation pour le préjudice moral. Autrement dit, l’alternative n’est pas entre un système incluant le préjudice moral et un autre l’excluant, mais bien entre deux manières d’évaluer le dommage patrimonial. Cette interprétation est la seule qui soit cohérente avec la finalité de la directive, qui est d’assurer une réparation complète et dissuasive.

B. Le renforcement de l’effectivité des droits de propriété intellectuelle

En validant le cumul des indemnisations, la Cour renforce significativement les moyens d’action des titulaires de droits. La méthode des redevances hypothétiques présente un avantage pratique considérable, car elle dispense la victime de la charge souvent lourde et complexe de prouver l’étendue exacte de son manque à gagner ou des bénéfices du contrefacteur. Une interprétation qui lierait le choix de cette facilité probatoire à une renonciation à l’indemnisation du préjudice moral aurait placé les victimes devant un dilemme défavorable : soit opter pour une évaluation complexe de leur préjudice économique pour pouvoir prétendre à la réparation de leur préjudice moral, soit choisir la simplicité du calcul forfaitaire au prix de l’abandon d’une partie de leur droit à réparation.

En permettant de cumuler la méthode forfaitaire pour le préjudice matériel et une demande distincte pour le préjudice moral, la Cour assure que la simplification probatoire ne se fasse pas au détriment de l’intégrité de la réparation. Cette solution conforte l’objectif d’un « niveau de protection élevé, équivalent et homogène de la propriété intellectuelle dans le marché intérieur », mentionné au considérant 10 de la directive. Elle garantit ainsi que les titulaires de droits puissent obtenir une juste compensation pour toutes les facettes du dommage qu’ils ont subi, qu’il soit d’ordre patrimonial ou extrapatrimonial, sans être pénalisés par le choix d’une modalité de calcul conçue pour leur faciliter l’accès à la justice.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture