Par un arrêt rendu sur question préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne a clarifié les conditions d’application dans le temps du règlement (CE) n° 864/2007, dit « Rome II », sur la loi applicable aux obligations non contractuelles.
En l’espèce, une personne a été victime d’un accident de la circulation en France le 29 août 2007, impliquant un véhicule assuré auprès d’une compagnie d’assurance. La victime a engagé une procédure en indemnisation devant la High Court of Justice d’Angleterre et du pays de Galles le 8 janvier 2009. Devant cette juridiction, un litige est né quant à la loi applicable à l’évaluation du dommage. Le demandeur soutenait l’application du droit anglais, en tant que loi du for, au motif que le règlement Rome II n’était pas applicable, le fait générateur du dommage étant antérieur à la date d’application du règlement fixée au 11 janvier 2009. La compagnie d’assurance arguait au contraire que le droit français devait régir l’évaluation, considérant que le règlement était applicable car le fait générateur était survenu après son entrée en vigueur, intervenue le 20 août 2007.
Face à cette opposition, la juridiction de renvoi a interrogé la Cour de justice sur le point de savoir si les articles 31 et 32 du règlement Rome II devaient être interprétés en ce sens qu’une juridiction nationale est tenue d’appliquer ce règlement à un fait générateur de dommage survenu entre la date de son entrée en vigueur et sa date d’application. Il était également demandé si la date d’engagement de la procédure ou celle de la détermination de la loi applicable par le juge avaient une incidence sur la solution. La Cour de justice a jugé que le règlement ne s’applique qu’aux faits générateurs de dommages survenus à compter du 11 janvier 2009, excluant toute pertinence de la date d’introduction de l’instance ou de la décision du juge national.
Cette décision établit une distinction claire et nécessaire entre l’entrée en vigueur d’un acte de l’Union et sa date d’application, consacrant ainsi une interprétation téléologique du règlement (I). En conséquence, elle renforce l’impératif de sécurité juridique qui gouverne le droit international privé européen, en assurant la prévisibilité de la loi applicable (II).
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I. La consécration d’une distinction fonctionnelle entre entrée en vigueur et application du règlement
La Cour de justice fonde sa décision sur une interprétation combinée des dispositions du règlement et du traité, qui met en lumière une dissociation entre l’intégration de l’acte dans l’ordre juridique et sa pleine production d’effets (A). Cette analyse conduit logiquement au rejet de tout critère d’application temporelle qui serait lié au déroulement de la procédure judiciaire (B).
A. La dissociation de l’entrée en vigueur et de la date d’application
La Cour relève d’abord que le législateur de l’Union peut prévoir une date d’application différée par rapport à celle de l’entrée en vigueur. Elle énonce qu’« il est loisible au législateur de distinguer la date de l’entrée en vigueur de celle de l’application du texte qu’il adopte, en retardant la seconde par rapport à la première ». Cette technique permet aux États membres et aux institutions de l’Union de prendre les mesures préparatoires nécessaires à la pleine effectivité du texte. En l’absence de disposition spécifique dans le règlement Rome II fixant sa date d’entrée en vigueur, celle-ci est déterminée par l’article 297 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, soit le vingtième jour suivant sa publication. Le règlement est donc entré en vigueur le 20 août 2007.
Cependant, son article 32 fixe explicitement sa « date d’application » au 11 janvier 2009. La Cour de justice souligne que cette dissociation est intentionnelle et fonctionnelle. L’entrée en vigueur a permis à la Commission et aux États membres de remplir certaines obligations préalables, comme la communication des conventions internationales existantes prévue à l’article 29. L’article 31, qui dispose que le règlement « s’applique aux faits générateurs de dommages survenus après son entrée en vigueur », ne peut donc être lu isolément. Il doit être interprété à la lumière de l’article 32. La Cour en déduit que le champ d’application temporel du règlement s’ouvre pour les faits générateurs survenus uniquement à partir de la date d’application, et non de la simple entrée en vigueur.
B. Le rejet des critères procéduraux comme facteurs de déclenchement
La juridiction de renvoi s’interrogeait sur la pertinence de la date d’engagement de la procédure ou de la date à laquelle le juge détermine la loi applicable. La Cour de justice répond par la négative de manière catégorique. Elle affirme que de tels éléments n’ont aucune incidence pour définir le champ d’application du règlement dans le temps. La solution est explicitement formulée dans le dispositif de l’arrêt : « la date de l’engagement de la procédure en indemnisation ou celle de la détermination de la loi applicable par la juridiction saisie n’ont pas d’incidence ».
Le raisonnement de la Cour est ici fondé sur la nécessité d’éviter des résultats incohérents et imprévisibles. Si l’un de ces critères procéduraux était retenu, des faits survenus le même jour pourraient être régis par des lois différentes, en fonction de la célérité des parties à saisir une juridiction ou des délais de procédure propres à chaque État membre. La Cour expose que « les obligations découlant d’un fait qui a causé des dommages dans un même lieu à plusieurs personnes pourraient être régies par des lois différentes selon l’aboutissement des diverses procédures judiciaires ». En écartant ces critères, la Cour assure que seul le moment de la survenance du fait générateur de dommage, un critère objectif et unique, détermine l’application du règlement.
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II. Le renforcement de l’objectif de sécurité juridique en droit international privé
En privilégiant une date d’application unique et objective, la Cour de justice ancre sa décision dans les finalités mêmes du règlement, au premier rang desquelles figure la prévisibilité de la loi applicable (A). Cette solution claire transcende le cas d’espèce et offre une méthode d’interprétation pour d’autres actes de l’Union, consolidant ainsi l’uniformité du droit européen (B).
A. La prévisibilité de la loi applicable comme finalité primordiale
La Cour justifie son interprétation en se référant explicitement aux considérants du règlement, qui visent à « garantir la prévisibilité de l’issue des litiges, la sécurité juridique quant à la loi applicable et l’application uniforme dudit règlement ». Elle estime que retenir la date d’entrée en vigueur comme point de départ de l’application aux faits générateurs de dommages compromettrait gravement ces objectifs. En effet, une telle solution créerait une période d’incertitude entre le 20 août 2007 et le 11 janvier 2009, durant laquelle la loi applicable dépendrait d’événements futurs et aléatoires liés à la procédure.
La solution retenue est donc la seule qui permette d’assurer une parfaite prévisibilité pour les justiciables. En fixant comme unique critère la date de survenance du fait dommageable, la Cour garantit que les parties à un litige potentiel peuvent connaître, dès la survenance de ce fait, la loi qui régira les conséquences de leurs actes. Cet impératif de sécurité juridique est essentiel en droit international privé, où il permet aux acteurs économiques et aux particuliers d’anticiper leurs obligations et de s’assurer en conséquence. La décision réaffirme que la détermination de la loi applicable doit reposer sur des critères objectifs et antérieurs à l’ouverture de tout contentieux.
B. La portée de la décision pour l’interprétation du droit de l’Union
Au-delà de l’interprétation du seul règlement Rome II, l’arrêt a une portée significative pour l’ensemble du droit dérivé de l’Union. Il valide une technique législative consistant à dissocier entrée en vigueur et applicabilité, technique que la Cour note avoir été utilisée pour d’autres instruments, tel le règlement Rome I sur la loi applicable aux obligations contractuelles. Cette méthode permet une transition ordonnée et prévisible vers de nouvelles règles de droit unifiées, en ménageant un temps d’adaptation nécessaire pour les administrations nationales et les institutions européennes.
Le jugement fournit ainsi une grille d’analyse claire aux juridictions nationales qui seraient confrontées à des questions similaires pour d’autres textes. En affirmant la primauté de la date d’application expressément fixée pour régir les situations de fond, la Cour prévient les divergences d’interprétation et promeut une application uniforme du droit de l’Union. Elle confirme qu’en matière de conflit de lois dans le temps, la sécurité juridique exige de se fonder sur un événement unique et certain, le fait générateur, à l’exclusion de toute considération liée au déroulement ultérieur de la procédure.