Par un arrêt du 17 novembre 2011, la Cour de justice de l’Union européenne a clarifié les conditions dans lesquelles un État membre peut limiter le droit de l’un de ses propres ressortissants de quitter son territoire. En l’espèce, un citoyen d’un État membre avait été condamné pour trafic de stupéfiants dans un pays tiers. À la suite de cette condamnation et sur la base de sa législation nationale, son État membre d’origine lui a notifié une mesure administrative lui interdisant de quitter le territoire national et de se voir délivrer un passeport. Saisi d’un recours contre cette décision, le juge national a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle mesure avec le droit à la libre circulation des citoyens de l’Union. La question posée était donc de savoir si et dans quelles circonstances le droit de l’Union s’oppose à ce qu’un État membre interdise à l’un de ses nationaux de quitter son territoire au motif d’une condamnation pénale prononcée par une juridiction d’un pays tiers. La Cour répond que le droit de l’Union ne s’y oppose pas, à la condition toutefois que des exigences strictes et cumulatives soient respectées, tenant tant au fondement de la mesure qu’aux garanties procédurales qui l’entourent.
La solution retenue par la Cour réaffirme avec force que la liberté de quitter son propre État membre relève pleinement du droit de l’Union (I), tout en soumettant les éventuelles restrictions à cette liberté à un contrôle européen rigoureux (II).
I. La soumission de la restriction de sortie du territoire au droit de l’Union
La Cour commence par rattacher sans ambiguïté la situation litigieuse au champ d’application du droit de l’Union, en consacrant le droit de sortie du territoire comme une composante essentielle de la citoyenneté européenne (A), ce qui permet d’écarter les dispositions nationales contraires en vertu de l’effet direct de la directive applicable (B).
A. Le droit de sortie du territoire, corollaire de la liberté de circulation
La Cour rappelle d’emblée qu’un ressortissant d’un État membre jouit du statut de citoyen de l’Union et peut se prévaloir, « y compris à l’égard de son État membre d’origine, des droits afférents à ce statut, notamment du droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres ». Elle précise ensuite que ce droit à la libre circulation ne serait qu’illusoire si son versant initial, le droit de quitter son propre pays, n’était pas également garanti. Elle juge en effet que « les libertés fondamentales garanties par ce traité seraient vidées de leur substance si l’État membre d’origine pouvait, sans justification valable, interdire à ses propres ressortissants de quitter son territoire en vue d’entrer sur le territoire d’un autre État membre ». En s’appuyant sur l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2004/38/CE, qui prévoit expressément le droit de quitter un État membre pour se rendre dans un autre, la Cour conclut logiquement qu’une interdiction de sortie du territoire national relève du champ d’application de ladite directive. Cette approche confirme une conception extensive de la liberté de circulation, qui protège le citoyen non seulement lors de son entrée et de son séjour dans un autre État membre, mais également face à d’éventuelles entraves imposées par son propre État.
B. L’invocabilité des garanties de la directive face à une transposition incomplète
Face à l’argument selon lequel la législation nationale de transposition de la directive ne s’appliquerait pas aux propres ressortissants de l’État membre concerné, la Cour rappelle un principe fondamental du droit de l’Union. Elle juge que cette circonstance « ne saurait avoir pour effet d’empêcher le juge national d’assurer le plein effet des normes du droit de l’Union, au besoin en laissant inappliquée une disposition du droit national contraire à celui-ci ». Elle précise que les dispositions de l’article 27 de la directive, qui encadrent les restrictions à la libre circulation, sont « inconditionnelles et suffisamment précises » pour pouvoir être invoquées par un particulier contre l’État membre dont il est le ressortissant. Par ce raisonnement, la Cour garantit l’effectivité des droits que les citoyens tirent de la directive, en neutralisant les effets d’une transposition incorrecte ou incomplète. L’État ne peut se prévaloir de ses propres manquements pour priver ses citoyens des garanties offertes par le droit de l’Union.
Une fois affirmée l’applicabilité des garanties prévues par le droit de l’Union, il revenait à la Cour d’en définir précisément la portée, en encadrant strictement les motifs susceptibles de justifier une restriction à la liberté de circulation.
II. L’encadrement strict des dérogations fondées sur l’ordre public
La Cour admet qu’une restriction à la libre circulation peut être justifiée pour des raisons d’ordre public, mais elle soumet cette justification à des conditions matérielles et procédurales particulièrement exigeantes. Elle impose ainsi une appréciation individualisée du comportement de la personne (A) et exige que la mesure restrictive fasse l’objet d’un contrôle juridictionnel effectif garantissant le respect du principe de proportionnalité (B).
A. L’exigence d’une menace réelle, actuelle et personnelle
La Cour rappelle avec fermeté que les dérogations au principe de la libre circulation doivent être entendues strictement. Elle énonce que la notion d’ordre public « suppose, en tout état de cause, l’existence, en dehors du trouble pour l’ordre social que constitue toute infraction à la loi, d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société ». En conséquence, une mesure restrictive ne peut être fondée sur des considérations de prévention générale. De plus, et c’est un point central de l’arrêt, la Cour précise que « l’existence de condamnations pénales antérieures ne peut à elle seule motiver de telles mesures ». Une condamnation, même pour un délit grave comme le trafic de stupéfiants, ne suffit pas à établir automatiquement que le comportement de la personne constitue une menace au sens du droit de l’Union. La mesure doit être fondée « exclusivement sur le comportement personnel de l’individu concerné ». En jugeant ainsi, la Cour s’oppose à toute forme d’automatisme et contraint les autorités nationales à procéder à une appréciation concrète et individualisée de la dangerosité que représente la personne au moment où la mesure est prise.
B. Le double contrôle de proportionnalité et de légalité
Enfin, la Cour subordonne la validité de la mesure restrictive à deux autres conditions cumulatives. D’une part, la mesure doit respecter le principe de proportionnalité, ce qui implique que l’autorité nationale doit vérifier qu’elle « est propre à garantir la réalisation de l’objectif qu’elle poursuit et ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre ». Cette exigence impose une mise en balance entre la protection de l’ordre public et le respect de la liberté fondamentale de circulation. D’autre part, la Cour insiste sur la nécessité d’un contrôle juridictionnel effectif. La personne visée par une telle mesure doit disposer d’un recours qui « doit permettre de contrôler en fait et en droit la légalité de la décision en cause au regard du droit de l’Union ». Cela suppose non seulement que l’intéressé puisse connaître les motifs de la décision, mais aussi que le juge puisse exercer un contrôle complet sur l’appréciation portée par l’administration, écartant ainsi tout pouvoir purement discrétionnaire. En posant cette double exigence, la Cour soumet l’action des États membres au respect de l’État de droit et s’assure que les restrictions à l’une des libertés les plus fondamentales de l’Union restent l’exception et soient dûment justifiées et contrôlées.