Cour de justice de l’Union européenne, le 17 novembre 2022, n°C-243/21

Par un arrêt rendu en sa quatrième chambre, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur la faculté pour une autorité de régulation nationale d’imposer des conditions d’accès *ex ante* à l’infrastructure physique d’un opérateur de réseau qui n’a pas été désigné comme détenant une puissance significative sur le marché. En l’espèce, une autorité de régulation nationale du secteur des télécommunications avait, par une décision administrative, imposé à une entreprise de télécommunications des conditions générales d’accès à son infrastructure physique, incluant les canalisations de câbles. Cette décision visait à harmoniser les conditions d’accès pour tous les opérateurs et à promouvoir le déploiement de réseaux à haut débit. L’entreprise visée par cette mesure a contesté la décision devant une juridiction nationale, arguant qu’en vertu du droit de l’Union, une telle obligation réglementaire *ex ante* ne pouvait être imposée qu’à un opérateur désigné comme disposant d’une puissance significative sur le marché ou dans le cadre d’un litige spécifique. Saisie du litige, la juridiction de renvoi a sursis à statuer et a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle pratique avec les directives européennes applicables, notamment la directive 2014/61/UE relative à la réduction du coût de déploiement des réseaux et les directives « accès » et « cadre » de 2002. Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si le droit de l’Union s’oppose à ce qu’une autorité de régulation nationale impose des obligations d’accès *ex ante* à l’infrastructure d’un opérateur de réseau en l’absence d’une position dominante de ce dernier sur le marché et en dehors de tout contentieux. La Cour de justice répond par la négative, considérant que les directives en cause n’interdisent pas une telle mesure. Elle juge qu’une autorité nationale peut imposer des conditions d’accès préventives à un opérateur, même non dominant, pour atteindre les objectifs de déploiement des réseaux à haut débit et de promotion de la concurrence.

L’analyse de la Cour repose sur une interprétation extensive des pouvoirs des autorités de régulation nationales, détachée de la seule condition de puissance significative sur le marché (I), affirmant ainsi la primauté des objectifs de la politique européenne des communications électroniques (II).

I. L’extension des prérogatives de régulation au-delà de la puissance de marché

La Cour de justice justifie sa solution en reconnaissant d’abord une faculté d’intervention préventive pour les autorités nationales, même en l’absence de litige (A), puis en écartant l’exigence d’une puissance significative de l’opérateur comme condition nécessaire à une telle intervention (B).

A. La consécration d’une faculté d’intervention préventive en dehors de tout litige

La Cour examine en premier lieu le champ d’application de la directive 2014/61, qui constitue le cœur du dispositif réglementaire en matière d’accès aux infrastructures physiques. Elle relève que si l’article 3 de cette directive est principalement orienté vers le règlement des litiges, il ne contient aucune interdiction formelle quant à l’adoption de mesures préventives. La Cour observe que, s’agissant de l’accès aux infrastructures, « l’article 3 de la directive 2014/61 est consacré au règlement ex post de litiges ». Toutefois, elle souligne aussitôt que « ni ledit article 3 ni aucune autre disposition de la directive 2014/61 n’interdit expressément l’établissement de telles obligations réglementaires ex ante ». Cette analyse permet de dépasser une lecture littérale du texte pour s’attacher à son silence.

De plus, la Cour s’appuie sur la nature même de la directive, qualifiée d’instrument d’harmonisation minimale. Elle rappelle qu’aux termes de son article 1er, paragraphes 2 et 3, celle-ci « ne fixe que des exigences minimales, et que les États membres peuvent maintenir ou introduire des mesures conformes au droit de l’Union qui vont au-delà desdites exigences ». Cette marge de manœuvre laissée aux États membres leur permet ainsi d’adopter des réglementations plus contraignantes pour atteindre les objectifs fixés, comme celui de faciliter le déploiement des réseaux à haut débit. En agissant de manière préventive, une autorité nationale ne fait qu’user de cette faculté pour anticiper et éviter les conflits, contribuant par là même à l’objectif de règlement des litiges visé par la directive.

B. La neutralisation de l’exigence d’une puissance significative sur le marché

Après avoir établi la possibilité d’une intervention *ex ante*, la Cour se penche sur la question de savoir si une telle intervention est subordonnée à la constatation d’une puissance significative de l’opérateur sur le marché, conformément aux principes des directives « accès » et « cadre ». La directive 2014/61 précisant que ses dispositions s’appliquent sans préjudice de celles des autres directives, la Cour examine si ces dernières s’opposent à la mesure litigieuse. Elle constate que si, en principe, l’article 8, paragraphe 3, de la directive « accès » réserve l’imposition d’obligations lourdes aux opérateurs puissants, ce principe n’est pas absolu.

En effet, la Cour met en lumière que « cette interdiction de principe découlant de l’article 8, paragraphe 3, de la directive « accès » connaît plusieurs exceptions ». Elle cite notamment l’article 5, paragraphe 1, de la même directive, qui autorise les autorités réglementaires nationales à imposer des obligations aux entreprises qui contrôlent l’accès aux utilisateurs finals, indépendamment de leur puissance sur le marché, afin d’« assurer la connectivité de bout en bout ou pour rendre les services interopérables ». De même, l’article 12 de la directive « cadre » leur permet d’imposer des obligations de colocalisation et de partage d’éléments de réseau sans analyse de marché préalable. Ces exceptions démontrent que le critère de la puissance de marché n’est pas le seul prisme d’analyse et que des interventions réglementaires peuvent être justifiées par d’autres objectifs, comme la promotion d’une concurrence effective ou l’intérêt de l’utilisateur final.

II. La primauté des objectifs de la politique des communications électroniques

La solution retenue par la Cour de justice est avant tout le fruit d’une interprétation téléologique des textes, entièrement tournée vers l’efficacité du droit de l’Union (A), ce qui a pour conséquence directe de renforcer les pouvoirs d’action des autorités de régulation nationales (B).

A. Une interprétation téléologique au service de l’efficacité du droit de l’Union

Au-delà de l’analyse littérale et contextuelle, la Cour fonde son raisonnement sur les finalités poursuivies par les directives européennes. Elle rappelle que la directive 2014/61 vise à « faciliter et à encourager le déploiement des réseaux de communications électroniques à haut débit » en réduisant les coûts de génie civil. Selon la Cour, une pratique consistant à fixer des conditions d’accès *ex ante* est « de nature à contribuer à l’objectif général de la directive 2014/61, en ce qu’elle promeut et facilite l’utilisation conjointe des infrastructures physiques existantes ». Une telle mesure préventive permet en effet de lever les incertitudes et d’éviter des négociations bilatérales longues et coûteuses, favorisant ainsi un déploiement plus rapide et plus efficace des nouveaux réseaux.

Cette approche pragmatique est également étendue aux objectifs des directives « accès » et « cadre ». La Cour souligne que l’intervention de l’autorité de régulation nationale contribue à « l’instauration d’une concurrence durable, au renforcement de l’interopérabilité des services de communications électroniques, au développement du marché intérieur dans ce secteur, et au soutien des intérêts des citoyens et consommateurs de l’Union ». En imposant des conditions d’accès transparentes et non discriminatoires à tous les opérateurs, y compris ceux qui ne sont pas dominants, l’autorité de régulation crée un environnement plus équilibré et propice à l’entrée de nouveaux acteurs sur le marché. L’interprétation de la Cour privilégie ainsi l’effet utile des textes sur une application rigide des conditions qu’ils posent.

B. Le renforcement du pouvoir d’action des autorités de régulation nationales

En validant la possibilité pour une autorité de régulation d’imposer des obligations d’accès *ex ante* à un opérateur non puissant, la Cour de justice confère une portée considérable à l’action des régulateurs nationaux. Cette décision leur reconnaît un rôle proactif dans la mise en œuvre des politiques publiques européennes, au lieu de les cantonner à une fonction réactive de règlement des litiges. Elle leur donne les moyens d’intervenir en amont pour structurer le marché et prévenir les comportements anticoncurrentiels ou les blocages qui pourraient freiner l’innovation et l’investissement.

Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence constante qui reconnaît aux autorités réglementaires nationales une certaine autonomie pour atteindre les objectifs fixés par le droit de l’Union. La Cour avait déjà précisé que les moyens d’action de ces autorités « ne sont pas limitativement énumérés ». L’arrêt commenté étend cette logique à l’accès aux infrastructures physiques, un enjeu devenu crucial avec le déploiement de la fibre optique et de la 5G. En définitive, il s’agit d’une clarification importante qui renforce la sécurité juridique pour les entreprises cherchant à accéder à des infrastructures existantes et qui dote les États membres d’un outil réglementaire flexible et efficace pour accompagner la transition numérique de leur économie.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture