Cour de justice de l’Union européenne, le 17 octobre 2013, n°C-184/12

Par un arrêt du 17 octobre 2013, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé l’articulation entre le principe de l’autonomie de la volonté et l’application des lois de police nationales dans le cadre de la Convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles.

Un agent commercial, société de droit belge, avait conclu avec son commettant, une société de droit bulgare, un contrat d’agence commerciale portant sur l’exploitation d’un service de transport maritime. Ce contrat désignait le droit bulgare comme loi applicable et prévoyait une clause d’arbitrage à Sofia. Après la résiliation du contrat par le commettant, l’agent commercial a saisi le tribunal de commerce d’Anvers pour obtenir des indemnités en application de la loi belge du 13 avril 1995 relative au contrat d’agence commerciale, laquelle transpose la directive 86/653/CEE en offrant une protection jugée plus étendue.

En première instance, le tribunal de commerce d’Anvers s’est déclaré compétent et a jugé que la loi belge constituait une loi de police rendant inopérant le choix du droit bulgare. Sur recours du commettant, la cour d’appel d’Anvers a infirmé ce jugement, s’est déclarée incompétente au profit de l’arbitrage et a estimé que la loi belge n’était pas une loi de police au sens de l’article 7 de la Convention de Rome, dès lors que le droit bulgare, également issu de la transposition de la directive, offrait la protection minimale requise. L’agent commercial s’est alors pourvu devant le Hof van Cassatie, qui a interrogé la Cour de justice sur la question de savoir si les articles 3 et 7, paragraphe 2, de la Convention de Rome permettent au juge du for d’appliquer sa propre loi de police, plus protectrice que le minimum imposé par une directive, alors même que la loi choisie par les parties est celle d’un autre État membre qui a correctement transposé cette même directive.

La Cour de justice répond que la loi choisie par les parties peut être écartée au profit de la loi du for, mais uniquement si la juridiction saisie « constate de façon circonstanciée que, dans le cadre de cette transposition, le législateur de l’État du for a jugé crucial, au sein de l’ordre juridique concerné, d’accorder à l’agent commercial une protection allant au-delà de celle prévue par ladite directive ».

Cette décision vient clarifier l’équilibre délicat entre la liberté contractuelle et la protection d’intérêts jugés essentiels par un État membre. La Cour consacre une approche restrictive de l’exception de la loi de police, fondée sur la primauté du choix des parties (I), tout en conférant au juge national un rôle central dans l’appréciation du caractère impératif de sa propre loi (II).

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I. La primauté conditionnelle de l’autonomie de la volonté face aux lois de police

La Cour de justice réaffirme que le choix de la loi applicable par les parties constitue le principe directeur de la Convention de Rome (A), mais elle admet que ce principe puisse céder devant une loi de police nationale, à condition que son caractère impératif soit rigoureusement démontré (B).

A. La consécration du choix des parties comme principe fondamental

L’arrêt s’inscrit dans la lignée d’une jurisprudence constante qui fait de l’autonomie de la volonté, consacrée à l’article 3 de la Convention de Rome, la pierre angulaire du droit international privé contractuel européen. Le respect du choix librement opéré par les contractants favorise la prévisibilité et la sécurité juridique, des objectifs essentiels au bon fonctionnement du marché intérieur. En l’espèce, les parties avaient désigné le droit bulgare, qui n’est pas la loi d’un État tiers mais celle d’un autre membre de l’Union européenne.

La Cour souligne implicitement que lorsque le litige oppose deux lois issues d’une même mesure d’harmonisation, comme la directive 86/653, la justification d’écarter la loi choisie devient moins évidente. En effet, l’harmonisation vise précisément à créer un socle de règles communes pour que les différences entre législations nationales ne constituent plus un obstacle aux échanges. Le fait que la loi bulgare ait correctement transposé la directive garantit à l’agent commercial le niveau de protection minimal jugé adéquat par le législateur de l’Union. Écarter systématiquement cette loi au profit de la loi du for, au seul motif que cette dernière est plus protectrice, reviendrait à nier l’effet utile de l’harmonisation et à réintroduire une fragmentation du marché intérieur.

B. L’interprétation stricte de l’exception de la loi de police

Face à ce principe, l’article 7, paragraphe 2, de la Convention de Rome ménage une exception en faveur des « règles de la loi du pays du juge qui régissent impérativement la situation quelle que soit la loi applicable au contrat ». La Cour de justice encadre cependant très strictement cette faculté. Elle ne permet pas au juge national de qualifier automatiquement sa loi de police. Il doit se livrer à une analyse approfondie pour déterminer si le législateur national a entendu protéger un intérêt fondamental de son ordre juridique.

Pour ce faire, le juge doit examiner « la nature et l’objet de telles dispositions impératives ». La Cour exige une démonstration que l’intention du législateur était bien de conférer un caractère « crucial » à la protection supplémentaire accordée, pour la « sauvegarde de ses intérêts publics, tels que son organisation politique, sociale ou économique ». Une simple préférence nationale pour une protection accrue ne suffit donc pas. Cette approche fonctionnelle s’éloigne d’une simple qualification formelle et impose au juge une véritable introspection sur les fondements de sa propre législation, marquant ainsi une évolution dans son rôle.

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II. La portée de la solution : une responsabilisation du juge national

La solution retenue par la Cour de justice a pour effet de responsabiliser le juge national en lui imposant une méthode d’analyse rigoureuse (A), ce qui garantit la cohérence du droit de l’Union tout en préservant les prérogatives des États membres (B).

A. L’exigence d’une motivation circonstanciée par le juge du for

En conditionnant l’application de la loi de police à une constatation « de façon circonstanciée », la Cour impose au juge national une charge argumentative particulièrement élevée. Il ne peut plus se contenter d’invoquer l’existence d’une disposition nationale unilatérale, comme l’article 27 de la loi belge, qui prétend régir toute activité d’un agent commercial établi en Belgique. Il doit aller au-delà de la lettre du texte et scruter les travaux préparatoires, le contexte de l’adoption de la loi et les objectifs poursuivis pour établir le caractère essentiel de la protection accordée.

Cette exigence de motivation détaillée permet un contrôle de la proportionnalité de l’atteinte portée à l’autonomie de la volonté et à l’application de la loi d’un autre État membre. Elle oblige le juge à justifier en quoi, dans une situation donnée, l’application de la loi choisie par les parties heurterait de manière inacceptable les fondements de son ordre juridique. La Cour prévient ainsi le risque que l’exception de loi de police ne devienne un instrument de protectionnisme juridique ou de simple préférence nationale, ce qui serait contraire à l’esprit du marché unique et au principe de confiance mutuelle entre les systèmes juridiques des États membres.

B. La conciliation entre l’harmonisation européenne et les spécificités nationales

Cet arrêt précise la portée de la jurisprudence antérieure, notamment l’arrêt *Ingmar* (C-381/98), qui avait jugé que les dispositions protectrices de la directive 86/653 s’appliquaient même si le contrat était soumis à la loi d’un pays tiers. La situation en l’espèce est différente car la loi écartée est celle d’un autre État membre ayant lui-même mis en œuvre la directive. La Cour adopte une solution nuancée : elle ne prive pas les États membres de la possibilité de prévoir une protection supérieure et de la considérer comme impérative, mais elle les contraint à en justifier le caractère fondamental.

Ce faisant, la Cour respecte la marge d’appréciation laissée aux États membres par la directive, qui établit une protection minimale. Elle reconnaît qu’un État peut légitimement considérer la protection d’une catégorie de professionnels, comme les agents commerciaux, comme un intérêt essentiel de son organisation sociale ou économique. Cependant, en soumettant l’application de cette protection renforcée à un contrôle judiciaire rigoureux, elle s’assure que cette prérogative nationale ne vide pas de sa substance le principe de l’harmonisation communautaire et celui de la liberté contractuelle, qui demeurent la règle dans les relations intra-européennes.

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Hassan KOHEN
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