Cour de justice de l’Union européenne, le 17 septembre 2021, n°C-6/21

Par un arrêt rendu en assemblée plénière, la Cour de justice de l’Union européenne annule une décision du Tribunal qui avait elle-même annulé un refus d’autorisation de mise sur le marché d’un médicament. L’affaire trouve son origine dans la demande d’autorisation de mise sur le marché d’un médicament orphelin destiné au traitement d’un cancer grave. Suite à un premier avis défavorable du comité des médicaments à usage humain de l’Agence européenne des médicaments, la société pharmaceutique à l’origine de la demande a sollicité un réexamen, procédure au cours de laquelle un groupe scientifique consultatif sur l’oncologie a été réuni. Le comité a maintenu sa position, conduisant la Commission européenne à adopter une décision de refus.

La société pharmaceutique a alors saisi le Tribunal de l’Union européenne, invoquant notamment un manquement à l’exigence d’impartialité. Elle soutenait que deux experts du groupe scientifique consultatif, employés par un même hôpital universitaire, se trouvaient dans une situation de conflit d’intérêts. Selon la requérante, cet hôpital universitaire devait être qualifié d’« entreprise pharmaceutique » au sens de la politique interne de l’Agence, en raison de ses activités de recherche clinique et de ses liens avec des produits concurrents. Le Tribunal a accueilli cet argument, estimant que la procédure n’offrait pas les garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à un éventuel préjugé, et a annulé la décision de refus de la Commission. Deux États membres ont formé un pourvoi contre cet arrêt, soutenant que le Tribunal avait commis une erreur dans son interprétation de la politique de l’Agence.

La question de droit soumise à la Cour de justice était donc de savoir si un hôpital universitaire, en raison du contrôle qu’il exerce sur une entité interne menant des activités pharmaceutiques, doit être assimilé dans son ensemble à une « entreprise pharmaceutique » au sens des règles de l’Agence européenne des médicaments, emportant ainsi un risque de conflit d’intérêts pour l’ensemble de ses employés participant aux travaux de ladite agence.

La Cour de justice répond par la négative, cassant l’arrêt du Tribunal. Elle juge que ce dernier a commis une erreur de droit en adoptant une interprétation trop large de la notion d’« entreprise pharmaceutique ». Pour la Cour, la politique de l’Agence, qui vise à trouver un équilibre entre l’exigence d’impartialité et la nécessité de disposer de la meilleure expertise scientifique, exclut explicitement les instituts de recherche, y compris les hôpitaux universitaires, de cette définition. Cette exclusion ne saurait être remise en cause par le simple fait que l’hôpital contrôle une petite entité interne qualifiable d’entreprise pharmaceutique, au risque de priver l’Agence d’un vivier d’experts essentiels et de méconnaître les objectifs fixés par le législateur de l’Union.

I. La clarification du statut de l’expert au regard du principe d’impartialité

La décision de la Cour de justice s’attache à redéfinir les contours de l’impartialité des experts de l’Agence européenne des médicaments, en précisant l’interprétation des règles déontologiques que l’Agence s’est elle-même fixées. Elle réaffirme la nécessité d’une approche équilibrée de l’impartialité (A) avant de procéder à une interprétation stricte et finaliste de la notion d’« entreprise pharmaceutique » (B).

A. La réaffirmation d’une approche équilibrée de l’impartialité

La Cour rappelle d’emblée l’objectif double que poursuit la réglementation européenne en matière d’évaluation des médicaments. Il s’agit, d’une part, de garantir la plus grande objectivité dans l’évaluation scientifique et, d’autre part, de s’assurer le concours des meilleurs spécialistes. Or, ces deux impératifs peuvent entrer en tension. La Cour souligne ainsi que la politique de l’Agence « doit trouver un équilibre avec la nécessité d’obtenir la meilleure expertise scientifique (spécialistes) pour l’évaluation et la surveillance des médicaments à usage humain et vétérinaire ». Cette reconnaissance d’un nécessaire équilibre constitue le fondement du raisonnement de la Cour et justifie une lecture nuancée des règles sur les conflits d’intérêts.

En validant cette recherche d’équilibre, la Cour admet implicitement que l’exigence d’impartialité ne saurait être si absolue qu’elle conduirait à écarter systématiquement les experts les plus compétents, qui, par la nature même de leur activité de recherche, peuvent avoir des liens avec des institutions menant des activités proches de celles de l’industrie pharmaceutique. Le législateur de l’Union a confié à l’Agence la mission délicate de réaliser cet arbitrage, ce qu’elle a fait à travers sa politique interne. L’arrêt consacre ainsi une vision pragmatique de l’impartialité, qui ne se limite pas à une absence formelle de tout lien, mais qui s’apprécie au regard de la nature et de l’intensité des intérêts en jeu.

B. Une interprétation stricte de la notion d’« entreprise pharmaceutique »

Fort de ce principe directeur, la Cour procède à l’examen de la définition de l’« entreprise pharmaceutique » figurant dans la politique de l’Agence. Elle censure le raisonnement du Tribunal qui avait procédé à une assimilation globale de l’hôpital universitaire à une telle entreprise. La Cour juge qu’« un hôpital universitaire doit être exclu du champ d’application de la notion d’“entreprise pharmaceutique” », en se fondant sur une disposition claire de la politique de l’Agence qui exclut les « instituts de recherche, y compris les universités ». Cette exclusion, selon la Cour, est une règle de principe qui ne saurait être contournée par un critère de contrôle.

Le point décisif du raisonnement réside dans le refus d’étendre la qualification d’entreprise pharmaceutique à l’ensemble de l’institution mère du seul fait qu’elle abrite en son sein une entité qui répond à cette définition. Appliquer un tel raisonnement, selon la Cour, « priverait d’effet utile l’exclusion prévue au quatrième alinéa de cette même définition ». Une telle interprétation conduirait à une situation où l’emploi au sein d’un grand hôpital universitaire serait incompatible avec une participation aux travaux de l’Agence, vidant de sa substance le vivier d’experts disponibles. La Cour opère ainsi une distinction fine : le conflit d’intérêts est circonscrit aux seuls employés de l’entité interne qualifiée d’entreprise pharmaceutique, et ne « contamine » pas l’ensemble du personnel de l’hôpital.

II. La validation de l’autonomie réglementaire de l’Agence et de ses conséquences pratiques

Au-delà de l’interprétation textuelle, l’arrêt revêt une portée institutionnelle et pratique significative. Il consacre le pouvoir d’auto-organisation de l’Agence dans la gestion des conflits d’intérêts (A), tout en assurant la préservation pragmatique du système d’expertise scientifique européen (B).

A. La consécration du pouvoir d’auto-organisation de l’Agence

L’arrêt reconnaît la large marge d’appréciation dont dispose l’Agence européenne des médicaments pour mettre en œuvre les principes d’indépendance et d’impartialité. La Cour rappelle que « le législateur de l’Union a choisi […] de fixer des critères essentiels dans le règlement de base, puis de confier à cette agence le soin de les mettre en œuvre ». Cette délégation de compétence est justifiée par la technicité de la matière et la nécessité d’opérer des arbitrages complexes. En validant l’interprétation que l’Agence fait de sa propre politique, la Cour renforce l’autonomie réglementaire des agences de l’Union dans les domaines de haute spécialisation.

Cette approche confère une force juridique particulière aux codes de conduite et politiques internes adoptés par ces agences. En jugeant que le Tribunal ne pouvait substituer sa propre interprétation, plus extensive, à celle voulue par l’auteur de l’acte, la Cour de justice protège la cohérence du système mis en place par l’Agence. Elle admet que l’institution est la mieux placée pour définir les règles permettant d’atteindre l’équilibre entre l’excellence scientifique et la prévention des conflits d’intérêts, dans le respect du cadre fixé par le législateur.

B. La préservation pragmatique du vivier d’expertise scientifique

Enfin, la décision de la Cour est empreinte d’un réalisme certain quant aux conséquences pratiques de l’interprétation retenue. L’arrêt prend acte des observations des États membres qui ont souligné qu’une interprétation extensive de la notion d’« entreprise pharmaceutique » aurait pour effet d’exclure un nombre très important de scientifiques de toute collaboration avec l’Agence. La Cour note que le personnel des universités et des hôpitaux universitaires constitue la part la plus importante du réseau d’experts de l’Agence. L’approche du Tribunal aurait donc risqué de provoquer une « pénurie d’experts possédant des connaissances médicales approfondies dans certains domaines scientifiques ».

En adoptant une solution contraire, la Cour assure la pérennité et le bon fonctionnement du système d’évaluation des médicaments au sein de l’Union. La décision a donc une portée considérable pour l’ensemble des procédures d’autorisation de mise sur le marché, en particulier pour les médicaments innovants ou orphelins, pour lesquels l’expertise est rare et souvent concentrée au sein des grands centres hospitalo-universitaires. Elle manifeste la volonté de la Cour de ne pas laisser une application trop rigoriste du principe d’impartialité paralyser une mission d’intérêt public essentielle à la protection de la santé publique.

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Hassan KOHEN
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