Par un arrêt du 18 avril 2024, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, a précisé les contours du régime de prescription applicable aux actions en dommages et intérêts pour infraction au droit de la concurrence. En l’espèce, une société exploitant un service de comparaison de prix a engagé une action en réparation contre l’opérateur d’un moteur de recherche, lui reprochant un abus de position dominante. Cette pratique anticoncurrentielle, consistant en un traitement préférentiel accordé par l’opérateur à son propre service de comparaison, avait débuté avant l’entrée en vigueur de la directive 2014/104/UE et s’était poursuivie après l’expiration du délai de transposition de celle-ci. L’opérateur du moteur de recherche a soulevé l’exception de prescription pour une partie de la période visée, en se fondant sur le droit national qui prévoyait un délai de trois ans commençant à courir dès la connaissance du dommage et de son auteur. La juridiction tchèque saisie du litige, le Městský soud v Praze, a alors adressé à la Cour une demande de décision préjudicielle. Elle s’interrogeait sur la compatibilité d’une réglementation nationale avec l’article 102 TFUE, le principe d’effectivité et l’article 10 de la directive 2014/104. La question de droit posée à la Cour était de savoir si le droit de l’Union s’oppose à un régime de prescription national qui, pour une infraction continue, fait courir des délais distincts pour chaque dommage partiel, sans exiger que l’infraction ait cessé ni que la victime ait connaissance de son caractère illicite, et qui ne prévoit pas de suspension du délai pendant l’enquête de la Commission. La Cour de justice a répondu par l’affirmative, jugeant un tel régime national contraire au droit de l’Union. Elle estime que le délai de prescription ne peut commencer à courir avant la cessation de l’infraction et la prise de connaissance par la victime des informations essentielles à son recours. La Cour, en s’appuyant sur le principe d’effectivité, précise ainsi les conditions minimales que doit respecter un régime national de prescription (I), avant de clarifier les modalités spécifiques introduites par la directive 2014/104/UE (II).
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I. La consolidation des exigences du principe d’effectivité en matière de prescription
La Cour rappelle que les règles nationales de prescription ne doivent pas rendre l’exercice des droits conférés par l’article 102 TFUE excessivement difficile. À ce titre, elle censure une conception fragmentée du point de départ du délai pour les infractions continues (A) et réaffirme une définition extensive de la connaissance requise de la part de la victime (B).
A. Le rejet d’un point de départ flottant pour la prescription d’une infraction continue
Le droit national en cause retenait une approche divisible du dommage, où chaque préjudice partiel déclenchait son propre délai de prescription. La Cour rejette fermement cette analyse pour les infractions continues au droit de la concurrence. Elle juge qu’une telle approche contrevient directement au principe d’effectivité. En effet, la Cour souligne que les actions en réparation pour infraction au droit de la concurrence « nécessitent, en principe, la réalisation d’une analyse factuelle et économique complexe ». Il serait donc particulièrement ardu pour la victime d’établir l’étendue de son préjudice tant que l’infraction perdure.
La Cour en conclut que l’exercice du droit à réparation serait « rendu pratiquement impossible ou excessivement difficile » si le délai de prescription commençait à courir avant la cessation de l’infraction. Exiger de la victime qu’elle intente des actions successives ou qu’elle augmente progressivement sa demande au fur et à mesure de la continuation du dommage constituerait une charge procédurale déraisonnable. Par conséquent, la cessation de l’infraction constitue une condition sine qua non au déclenchement du délai de prescription, garantissant ainsi à la victime la possibilité de réclamer une réparation intégrale pour l’ensemble du préjudice subi.
B. La connaissance de l’illicéité comme condition du recours effectif
Outre la cessation de l’infraction, la Cour précise les éléments que la victime doit connaître pour que le délai de prescription puisse commencer à courir. Le droit national ne requérait que la connaissance du dommage et de l’identité de son auteur. La Cour estime cette condition insuffisante au regard du principe d’effectivité. Elle rappelle que la victime doit également avoir connaissance, ou du moins pouvoir raisonnablement être considérée comme ayant connaissance, du fait que le comportement en cause constitue une infraction au droit de la concurrence.
Cette exigence se justifie par l’« asymétrie d’information au détriment de la personne lésée » qui caractérise le contentieux de la concurrence. Sans une décision d’une autorité de concurrence, il est souvent très difficile pour un particulier de prouver une telle infraction. La Cour établit une présomption selon laquelle cette connaissance est acquise à la date de publication du résumé de la décision de la Commission au Journal officiel de l’Union européenne. Il appartient alors à l’auteur de l’infraction de démontrer que la victime disposait de ces informations à une date antérieure.
II. Les clarifications apportées par la directive sur les modalités de la prescription
La Cour étend son raisonnement en se fondant sur les dispositions de l’article 10 de la directive 2014/104, jugée applicable ratione temporis. Elle consacre le caractère impératif de la suspension du délai pendant l’instruction de la Commission (A) et précise la portée d’une décision de l’autorité de concurrence qui n’est pas encore définitive (B).
A. La suspension obligatoire du délai de prescription durant l’enquête de la Commission
La Cour juge qu’un régime national est incompatible avec le droit de l’Union s’il ne prévoit ni suspension ni interruption du délai de prescription pendant la durée de l’enquête de la Commission. Une telle absence de suspension pourrait conduire à l’expiration du délai avant même que la Commission ait finalisé sa procédure et adopté une décision. Cela priverait la victime de la possibilité d’engager une action en dommages et intérêts consécutive (dite « follow-on »), rendant l’exercice de son droit à réparation « excessivement difficile, voire impossible ».
Cette suspension est nécessaire pour permettre aux victimes de se fonder sur les constatations de la Commission pour étayer leur propre demande. Elle renforce la cohérence entre l’application publique et l’application privée du droit de la concurrence. L’article 10, paragraphe 4, de la directive 2014/104 vient codifier et renforcer cette exigence issue du principe d’effectivité, en la rendant explicite et contraignante pour les États membres. Le régime de prescription doit donc impérativement geler le cours du temps procédural pendant que l’autorité de concurrence mène son instruction.
B. L’effet contraignant de la décision non définitive de la Commission
La Cour apporte une précision importante sur les effets d’une décision de la Commission qui, comme en l’espèce, fait l’objet d’un recours en annulation. Elle rappelle que les actes des institutions de l’Union « jouissent, en principe, d’une présomption de légalité et, partant, produisent des effets juridiques aussi longtemps qu’ils n’ont pas été annulés ou retirés ». En vertu de l’article 16 du règlement n° 1/2003, les juridictions nationales ne peuvent prendre de décisions qui iraient à l’encontre d’une décision de la Commission, même si celle-ci n’est pas définitive.
Il en résulte qu’une victime peut s’appuyer sur une telle décision pour fonder son action en réparation. Par conséquent, le principe d’effectivité n’exige pas que le délai de prescription soit suspendu jusqu’à ce que la décision de la Commission devienne définitive. Toutefois, la Cour souligne que la directive 2014/104 impose une nouvelle règle : la suspension « prend fin au plus tôt un an après la date à laquelle la décision constatant une infraction est devenue définitive ». Cette disposition offre une protection supplémentaire aux victimes, leur laissant un délai raisonnable pour agir après la clôture définitive de la procédure contentieuse contre la décision de la Commission.