Cour de justice de l’Union européenne, le 18 décembre 2007, n°C-341/05

Par un arrêt en date du 18 décembre 2007, la Cour de justice des Communautés européennes, statuant en grande chambre, a rendu une décision préjudicielle essentielle sur l’articulation entre la libre prestation des services et l’exercice du droit de mener des actions collectives. En l’espèce, une entreprise établie dans un État membre avait détaché des travailleurs dans un autre État membre pour y réaliser des travaux de construction. Des organisations syndicales de l’État d’accueil ont engagé des actions collectives, notamment un blocus de chantier, afin de contraindre ce prestataire de services à adhérer à la convention collective nationale du secteur du bâtiment. Cette convention prévoyait des conditions de travail et de rémunération plus favorables que le minimum légal et couvrait des matières non énumérées par la directive sur le détachement des travailleurs. Le prestataire de services, déjà lié par une convention collective dans son État d’origine, a refusé d’adhérer, ce qui a entraîné l’intensification des actions syndicales et la cessation de ses activités. Saisie du litige, la juridiction nationale suédoise a interrogé la Cour sur la compatibilité de ces actions collectives avec le droit communautaire, notamment l’article 49 du traité CE et la directive 96/71/CE. La question centrale posée à la Cour était de savoir si le droit de mener une action collective pouvait justifier une restriction à la libre prestation des services, et dans quelles limites. La Cour a répondu que si le droit à l’action collective est un droit fondamental, son exercice doit être concilié avec les libertés fondamentales du traité et ne doit pas constituer une entrave disproportionnée. Elle a jugé que les actions syndicales en cause constituaient une restriction injustifiée à la libre prestation des services.

Il convient d’analyser la manière dont la Cour encadre l’exercice des droits sociaux face aux impératifs du marché intérieur, en clarifiant d’abord le périmètre des obligations imposables à un prestataire de services étranger (I), puis en procédant à une mise en balance du droit de l’action collective avec la liberté économique fondamentale (II).

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I. L’encadrement strict des obligations imposées au prestataire de services

La Cour précise le cadre normatif applicable aux travailleurs détachés en délimitant rigoureusement le niveau de protection que l’État d’accueil peut exiger. Elle affirme que les conditions de travail imposées ne peuvent excéder le noyau de règles impératives défini par la directive (A), tout en soulignant que le cadre national doit être suffisamment transparent pour permettre au prestataire de connaître ses obligations (B).

A. La limitation des conditions de travail au noyau impératif de la directive

La Cour interprète la directive 96/71 non comme un simple socle minimal, mais comme le juste équilibre entre la protection des travailleurs et la liberté de prestation de services. Elle juge que l’État d’accueil ne peut imposer des conditions allant au-delà de celles expressément listées à l’article 3, paragraphe 1, de la directive. En l’occurrence, les syndicats cherchaient à imposer l’adhésion à une convention collective prévoyant des conditions plus favorables que les dispositions légales et couvrant des domaines non visés par la directive. La Cour s’oppose à une telle démarche, considérant que la directive fixe le niveau maximal de protection que l’État d’accueil est en droit d’exiger. Elle énonce que « l’article 3, paragraphe 7, de la directive 96/71 ne saurait être interprété en ce sens qu’il permet à l’État membre d’accueil de subordonner la réalisation d’une prestation de services sur son territoire à l’observation de conditions de travail et d’emploi allant au-delà des règles impératives de protection minimale ». Cette position clarifie que, si un employeur peut volontairement appliquer des conditions plus favorables, il ne peut y être contraint par une action collective. Le niveau de protection est donc plafonné aux règles impératives, sauf si le droit de l’État d’origine du travailleur est déjà plus avantageux.

En outre, la Cour examine la question spécifique des taux de salaire, qui n’étaient pas fixés par la loi dans l’État d’accueil mais par négociation.

B. L’exigence de prévisibilité des taux de salaire minimal

L’une des particularités du litige résidait dans l’absence, dans la législation nationale, de taux de salaire minimal, cette matière étant laissée à la négociation collective. Les organisations syndicales entendaient contraindre le prestataire étranger à une négociation « au cas par cas » pour déterminer la rémunération de ses travailleurs détachés. La Cour estime qu’un tel système est incompatible avec les exigences de la libre prestation de services. Pour qu’une restriction à cette liberté soit justifiable, elle doit être fondée sur des règles suffisamment claires et accessibles. Or, un système de négociation d’une durée indéterminée, sans cadre prédéfini, ne permet pas à un prestataire de services établi dans un autre État membre de connaître à l’avance ses obligations. La Cour conclut que de telles actions collectives « ne sauraient être justifiées au regard de l’objectif d’intérêt général […] lorsque la négociation salariale qu’elles visent à imposer à une entreprise établie dans un autre État membre s’inscrit dans un contexte national marqué par l’absence de dispositions, de quelque nature que ce soit, qui soient suffisamment précises et accessibles pour ne pas rendre, en pratique, impossible ou excessivement difficile la détermination, par une telle entreprise, des obligations qu’elle devrait respecter en termes de salaire minimal ». L’insécurité juridique créée par ce modèle de négociation constitue ainsi une entrave excessive à la liberté de fournir des services.

Au-delà de cette clarification du cadre normatif, la Cour se prononce sur la confrontation directe entre le droit d’action collective et la libre prestation de services.

II. La soumission de l’action collective aux exigences du droit communautaire

La Cour reconnaît le caractère fondamental du droit à l’action collective mais le soumet au respect des libertés garanties par le traité. Elle affirme que ce droit, bien que fondamental, doit être exercé de manière proportionnée (A) et non discriminatoire (B).

A. La subordination de l’exercice du droit d’action collective au principe de proportionnalité

Face à l’argument selon lequel le droit à l’action collective échapperait au champ d’application de l’article 49 CE, la Cour adopte une position nuancée mais ferme. Elle reconnaît que « le droit de mener une action collective doit donc être reconnu en tant que droit fondamental faisant partie intégrante des principes généraux du droit communautaire dont la Cour assure le respect ». Cependant, cette reconnaissance ne le place pas hors de portée du droit communautaire. Son exercice doit être concilié avec les libertés fondamentales du traité, comme la libre prestation des services. La Cour applique son test de proportionnalité classique : une restriction à une liberté fondamentale n’est admissible que si elle poursuit un objectif d’intérêt général, est propre à garantir la réalisation de cet objectif et ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre. Bien que la protection des travailleurs contre le dumping social puisse constituer une raison impérieuse d’intérêt général, les mesures prises en l’espèce sont jugées disproportionnées. L’obligation d’adhérer à une convention collective allant au-delà du noyau dur de la directive et l’incertitude sur les taux de salaire à appliquer rendent la restriction excessive.

La Cour complète son raisonnement en examinant le caractère potentiellement discriminatoire de la législation nationale encadrant ces actions collectives.

B. La sanction du caractère discriminatoire de la législation nationale

La seconde question préjudicielle portait sur une disposition du droit national qui autorisait des actions collectives contre un prestataire de services étranger déjà lié par une convention collective dans son pays, alors qu’elle les interdisait dans des situations purement internes comparables. La Cour y voit une discrimination contraire à l’article 49 CE. Elle constate qu’une « réglementation nationale, telle que celle en cause dans l’affaire au principal, qui ne tient pas compte, quel qu’en soit le contenu, des conventions collectives auxquelles les entreprises qui détachent des travailleurs […] sont déjà liées dans l’État membre dans lequel elles sont établies, crée une discrimination à l’encontre de ces entreprises ». En effet, cette règle applique le même traitement à des situations différentes, à savoir celle d’une entreprise étrangère respectant les standards sociaux de son pays et celle d’une entreprise nationale n’étant liée par aucune convention. Une telle discrimination ne peut être justifiée par des raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique. Les objectifs de concurrence loyale ou d’uniformisation des conditions de travail sur le marché national ne sauraient justifier une telle entrave discriminatoire à la libre prestation des services, qui est un principe fondamental de la Communauté.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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