Cour de justice de l’Union européenne, le 18 décembre 2014, n°C-202/13

Par un arrêt rendu en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne vient préciser l’étendue du droit d’entrée des membres de la famille de citoyens de l’Union, consacrant la primauté de l’examen individuel sur les mesures de prévention générale. En l’espèce, un citoyen de l’Union, possédant la double nationalité irlandaise et britannique, s’était établi en Espagne avec son épouse, ressortissante d’un État tiers, et leur enfant. Au titre de son séjour, l’épouse avait obtenu une carte de séjour de membre de la famille d’un citoyen de l’Union, délivrée par les autorités espagnoles conformément à la directive 2004/38/CE. Cependant, pour se rendre au Royaume-Uni, pays d’origine de son mari, la législation britannique lui imposait d’obtenir au préalable un permis d’entrée spécifique, la possession de sa carte de séjour espagnole étant jugée insuffisante. Cette exigence contraignait l’intéressée à des démarches répétées et onéreuses, et lui valut de se voir refuser l’embarquement par des compagnies aériennes.

Saisie d’un recours par la famille, la High Court of Justice (England & Wales) a constaté que le gouvernement britannique justifiait cette mesure par l’existence d’un « problème systémique » d’abus de droit et de fraude, notamment l’usage de cartes de séjour falsifiées et les mariages de complaisance. Tout en jugeant ces préoccupations justifiées, la juridiction de renvoi a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité de cette réglementation nationale avec le droit de l’Union. La question de droit posée était donc de savoir si un État membre peut, sur le fondement de la lutte générale contre la fraude et en vertu de ses prérogatives de contrôle aux frontières, subordonner l’entrée sur son territoire des membres de la famille d’un citoyen de l’Union, déjà titulaires d’une carte de séjour délivrée par un autre État membre, à l’obtention d’un permis d’entrée national préalable.

À cette question, la Cour répond par la négative. Elle juge que ni l’article 35 de la directive 2004/38, relatif à la lutte contre les abus de droit, ni le protocole n° 20, qui autorise le Royaume-Uni à exercer des contrôles à ses frontières, ne permettent à un État membre d’instaurer une telle obligation générale. La Cour affirme que toute restriction au droit d’entrée, qui est un droit individuel, doit se fonder sur un examen spécifique de la situation de la personne concernée et non sur des considérations de prévention générale. Imposer une condition supplémentaire et systématique revient à méconnaître la substance même des droits conférés par la directive.

Cette décision réaffirme avec force la centralité du droit individuel à la libre circulation au sein de l’ordre juridique de l’Union (I), tout en définissant un cadre strict pour l’exercice des prérogatives de contrôle par les États membres (II).

I. La réaffirmation de la primauté du droit individuel à la libre circulation

La Cour de justice fonde son raisonnement sur une conception extensive des droits dérivés des membres de la famille (A), ce qui la conduit logiquement à rejeter toute justification tirée de motifs de prévention générale (B).

A. Une conception extensive des droits dérivés des membres de la famille

L’arrêt rappelle que le droit de séjour et de circulation est un droit fondamental conféré directement à tout citoyen de l’Union par l’article 21 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Pour garantir l’effet utile et l’exercice de ce droit « dans des conditions objectives de dignité », il doit être étendu aux membres de sa famille, quelle que soit leur nationalité. La Cour précise que ces derniers ne détiennent pas un droit autonome, mais un droit « dérivé de l’exercice par un citoyen de l’Union de sa liberté de circulation ». En l’espèce, le citoyen de l’Union ayant fait usage de son droit en s’établissant en Espagne, son épouse est devenue bénéficiaire de la directive 2004/38.

L’apport essentiel de la décision est de confirmer que l’exemption de visa, prévue à l’article 5, paragraphe 2, de la directive pour les titulaires d’une carte de séjour, s’applique à l’entrée sur le territoire de *tous* les États membres, y compris l’État membre d’origine du citoyen de l’Union. La Cour constate que le texte de la directive « n’opère pas de distinction en fonction de l’État membre d’entrée ». Ainsi, une interprétation qui limiterait ce droit d’entrée aux seuls États membres autres que celui dont le citoyen a la nationalité priverait la disposition de son effet utile. Cette solution garantit la cohérence du statut du citoyen mobile et de sa famille au sein de l’espace européen.

B. Le rejet des considérations de prévention générale

Face à l’argument du Royaume-Uni tiré de l’existence d’un risque « systémique » de fraude, la Cour oppose une fin de non-recevoir catégorique. Elle ancre fermement l’analyse des restrictions aux libertés de circulation dans une approche individualisée. Conformément à une jurisprudence constante, les mesures restrictives pour des raisons d’ordre public ou de sécurité publique, prévues à l’article 27 de la directive, « doivent être fondées exclusivement sur le comportement personnel de l’individu concerné ». De même, les mesures de lutte contre l’abus de droit, visées à l’article 35, ne peuvent être mises en œuvre qu’après « un examen individuel du cas d’espèce ».

La Cour juge qu’une réglementation nationale qui instaure une obligation de permis d’entrée préalable pour toute une catégorie de personnes, sans égard à leur comportement individuel, est par nature contraire à la directive. Une telle mesure, « par son caractère automatique », revient à refuser un droit expressément conféré par le droit de l’Union sur la base de la seule appartenance à un groupe. La Cour souligne qu’une telle approche méconnaîtrait « la substance même du droit fondamental et individuel des citoyens de l’Union de circuler et de séjourner librement ». Le risque, même avéré, d’un nombre élevé de fraudes ne peut justifier une mesure de prévention générale qui pénalise indistinctement tous les titulaires de cartes de séjour.

En posant ce principe, la Cour encadre par voie de conséquence les pouvoirs de contrôle des États membres, y compris ceux bénéficiant d’un statut particulier.

II. L’encadrement strict des prérogatives de contrôle étatiques

La Cour se livre à une interprétation rigoureuse des dispositions dérogatoires invoquées par le Royaume-Uni, en distinguant la vérification aux frontières de l’imposition de conditions nouvelles (A), consacrant ainsi le caractère disproportionné d’une exigence systématique de permis d’entrée (B).

A. La distinction entre vérification aux frontières et condition d’entrée additionnelle

Le second argument du Royaume-Uni reposait sur l’article 1er du protocole n° 20, qui, en raison de sa non-participation à l’acquis de Schengen, l’habilite à exercer à ses frontières les contrôles qu’il juge nécessaires. La Cour interprète cette prérogative de manière restrictive. Elle juge que ce protocole autorise un État membre à *vérifier* si une personne remplit les conditions d’entrée prévues par le droit de l’Union, mais ne lui permet pas d’en *déterminer* le contenu ou de leur ajouter des conditions supplémentaires.

Le contrôle aux frontières peut ainsi inclure « l’examen de l’authenticité de ces documents et de l’exactitude des données figurant sur ceux-ci ainsi que celui d’indices concrets permettant de conclure à l’existence d’un abus de droit ou d’une fraude ». En revanche, exiger au préalable un permis d’entrée national, alors que la personne est déjà en possession des documents prévus par la directive, ne constitue pas une simple vérification aux frontières. Il s’agit d’une « condition d’entrée qui s’ajoute à celles prévues à l’article 5 de cette directive ». Cette distinction est fondamentale : le protocole accorde un droit de contrôle renforcé sur le respect des règles communes, mais non un droit de créer des règles nationales dérogeant à ces dernières.

B. Le caractère disproportionné de l’exigence systématique d’un permis d’entrée

En filigrane, c’est le principe de proportionnalité qui guide la solution de la Cour. L’article 35 de la directive, qui permet de refuser un droit en cas de fraude, précise que « toute mesure de cette nature est proportionnée ». Or, une mesure qui impose une contrainte administrative et financière à tous les membres de famille de citoyens de l’Union, y compris ceux dont la situation est parfaitement régulière, pour prévenir un risque général de fraude, apparaît manifestement disproportionnée. Elle fait peser la charge de la preuve et le fardeau de la complexité administrative sur des individus qui devraient, en principe, bénéficier de facilités pour exercer leurs droits.

L’arrêt souligne que les États membres ne sont pas démunis. Ils conservent la possibilité de refuser l’entrée sur leur territoire, mais uniquement après un examen individuel révélant des indices concrets de fraude ou un risque pour l’ordre public. Ils sont tenus de reconnaître une carte de séjour délivrée par un autre État membre, « à moins que l’authenticité de cette carte et l’exactitude des données figurant sur celle-ci soient mises en doute par des indices concrets se rapportant au cas individuel en cause ». La Cour rééquilibre ainsi la balance entre la nécessaire lutte contre les abus et la protection des droits fondamentaux, en rappelant que la suspicion généralisée ne saurait fonder une restriction à une liberté essentielle de l’Union.

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Hassan KOHEN
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