Par un arrêt du 12 septembre 2006, la Cour de justice des Communautés européennes, saisie d’une question préjudicielle par la haute juridiction administrative d’un État membre, a précisé la portée des obligations des États en matière de décompte des effectifs pour l’application du droit à l’information, à la consultation et à la protection des travailleurs en cas de licenciements collectifs. En l’espèce, un gouvernement national avait adopté par ordonnance une mesure temporaire visant à favoriser l’emploi des jeunes. Cette mesure prévoyait que les salariés âgés de moins de vingt-six ans ne seraient pas pris en compte dans le calcul des effectifs de l’entreprise, et ce, jusqu’à ce qu’ils atteignent cet âge. Plusieurs organisations syndicales de travailleurs ont formé un recours en annulation contre cette ordonnance devant la juridiction administrative suprême, soutenant que cette disposition méconnaissait les objectifs de deux directives communautaires, l’une relative aux licenciements collectifs et l’autre établissant un cadre général pour l’information et la consultation des travailleurs. La juridiction de renvoi, constatant que la mesure litigieuse pouvait dispenser certains employeurs des obligations prévues par ces directives, a interrogé la Cour sur la compatibilité d’une telle exclusion avec le droit communautaire. Il s’agissait de déterminer si la faculté laissée aux États membres de fixer les modalités de calcul des seuils d’effectifs les autorisait à exclure temporairement une catégorie de salariés de ce décompte pour un motif de politique nationale de l’emploi. La Cour répond par la négative, jugeant qu’une telle réglementation nationale est contraire aux deux directives visées. Elle énonce que si les États membres déterminent le mode de calcul des seuils, ils ne sauraient exclure une catégorie de travailleurs du champ d’application des garanties minimales, au risque de priver ces textes de leur effet utile.
La solution retenue par la Cour réaffirme le caractère impératif des protections accordées aux travailleurs par le droit communautaire (I), limitant par conséquent la marge de manœuvre des États membres dans la poursuite de leurs politiques nationales (II).
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I. Le champ d’application impératif des garanties collectives des travailleurs
La Cour de justice ancre sa décision dans une interprétation stricte des directives, en insistant d’une part sur la définition des personnes à protéger (A) et d’autre part sur le caractère minimal et intangible des seuils d’application de cette protection (B).
A. L’intangibilité de la notion de travailleur pour le décompte des effectifs
La Cour rappelle en premier lieu que la notion de travailleur, aux fins de la directive sur l’information et la consultation, est définie par renvoi aux législations et pratiques nationales. Cependant, dès lors qu’une personne est reconnue comme travailleur au regard du droit interne, elle entre dans le champ d’application de la directive. Les États membres ne peuvent donc pas créer une sous-catégorie de travailleurs qui serait soustraite aux garanties communautaires. La faculté de déterminer le « mode de calcul des seuils » ne leur confère pas le pouvoir de redéfinir le périmètre des personnes à comptabiliser. La Cour souligne en effet que « si ladite directive ne prescrit pas aux États membres la manière dont ceux-ci doivent tenir compte des travailleurs relevant de son champ d’application lors du calcul des seuils de travailleurs employés, elle prescrit néanmoins qu’ils doivent en tenir compte. » Une exclusion, même temporaire, d’une catégorie de salariés reviendrait à vider de sa substance le droit à l’information et à la consultation pour l’ensemble du personnel des entreprises concernées.
Cette interprétation s’inscrit dans la lignée d’une jurisprudence constante visant à garantir l’effet utile des directives. Permettre aux États membres de moduler le champ d’application personnel des protections en fonction d’objectifs politiques conjoncturels créerait une insécurité juridique et romprait l’harmonisation minimale recherchée par le législateur communautaire. La Cour réaffirme ainsi que l’autonomie procédurale des États ne doit jamais compromettre le résultat prescrit par le droit de l’Union.
B. Le caractère de protection minimale des seuils d’effectifs
La Cour applique un raisonnement similaire s’agissant de la directive sur les licenciements collectifs. Elle juge que les seuils numériques de licenciements et d’effectifs des établissements, fixés à l’article 1er de ce texte, constituent des « prescriptions minimales auxquelles les États membres ne sauraient déroger que par des dispositions plus favorables aux travailleurs. » Une réglementation nationale qui a pour effet d’abaisser le niveau de protection en permettant à certains employeurs d’échapper à leurs obligations de consultation et de notification est donc nécessairement incompatible avec la directive. Le mécanisme d’exclusion des jeunes travailleurs du décompte a précisément pour conséquence de faire passer artificiellement certaines entreprises sous les seuils déclenchant les procédures de protection, ce qui est contraire à l’objectif d’harmonisation dans le progrès des conditions de travail.
En qualifiant les seuils de plancher de protection, la Cour refuse que ceux-ci puissent être manipulés par les États membres. Une telle manipulation viderait la protection de son contenu en la rendant aléatoire. La décision rappelle que toute législation nationale faisant obstacle à la protection garantie « de manière inconditionnelle » aux travailleurs est contraire au droit communautaire. Ainsi, le champ d’application matériel des directives, défini par ces seuils, ne peut être altéré par une législation nationale moins favorable, quel que soit le motif invoqué.
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II. Le rejet des dérogations fondées sur des objectifs de politique nationale
La Cour encadre strictement la marge d’appréciation des États membres, en rappelant la primauté des obligations issues du droit communautaire sur les objectifs de politique interne (A) et en livrant une interprétation restrictive de l’autonomie conférée pour les modalités de calcul (B).
A. La primauté des obligations communautaires sur les objectifs de politique sociale nationale
Le gouvernement de l’État membre concerné justifiait la mesure litigieuse par un objectif légitime de politique sociale, à savoir la promotion de l’emploi des jeunes. La Cour reconnaît que la promotion de l’emploi est un objectif valable et que les États disposent d’une large marge d’appréciation dans ce domaine. Toutefois, elle affirme avec force que cette marge « ne saurait avoir pour effet de vider de sa substance la mise en œuvre d’un principe fondamental du droit communautaire ou d’une disposition de ce même droit. » L’obligation de garantir les droits à l’information, à la consultation et à la protection en cas de licenciement collectif est une obligation de résultat claire et précise. Un État membre ne peut s’y soustraire, même temporairement, en invoquant un objectif d’intérêt général.
Cette solution illustre le délicat équilibre entre les compétences nationales en matière sociale et les exigences d’harmonisation du droit de l’Union. La Cour ne nie pas la pertinence des politiques nationales de l’emploi, mais elle les subordonne au respect du socle de droits fondamentaux des travailleurs établi au niveau communautaire. En ce sens, la décision constitue un rappel à l’ordre, signifiant que les objectifs économiques ou sociaux, aussi louables soient-ils, ne peuvent servir de prétexte pour déroger aux garanties minimales harmonisées.
B. L’interprétation restrictive de l’autonomie des États membres dans les modalités de calcul
La Cour clarifie de manière décisive la portée de la disposition selon laquelle « Les États membres déterminent le mode de calcul des seuils de travailleurs employés. » Selon l’État membre, cette formule autorisait une exclusion temporaire de certains salariés. La Cour rejette cette lecture extensive et établit une distinction fondamentale. Cette disposition « concerne la détermination du mode de calcul des seuils des travailleurs et non la définition même de la notion de travailleur. » En d’autres termes, les États peuvent prévoir des règles techniques de décompte, comme la prise en compte au prorata des salariés à temps partiel ou des contrats à durée déterminée, mais ils ne peuvent pas décider qu’une catégorie entière de salariés, pourtant titulaires de contrats de travail de droit commun, comptera pour zéro.
Cette interprétation restrictive est essentielle pour la portée de la décision. Elle fixe une limite claire à l’autonomie des États, empêchant que des dispositions techniques de mise en œuvre ne deviennent un outil de contournement des obligations de fond. La Cour préserve ainsi la cohérence et l’effectivité du droit social européen en s’assurant que les règles de calcul ne puissent pas être utilisées pour remettre en cause le principe même de la protection accordée à l’ensemble des travailleurs. La solution garantit une application plus uniforme des directives au sein de l’Union européenne.