Cour de justice de l’Union européenne, le 18 janvier 2024, n°C-631/22

Par un arrêt en date du 18 janvier 2024, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie d’un renvoi préjudiciel par le Tribunal Superior de Justicia de las Islas Baleares, a précisé les contours de l’obligation d’aménagement raisonnable pesant sur l’employeur au bénéfice d’un travailleur handicapé.

En l’espèce, un salarié, employé en qualité de chauffeur, a été victime d’un accident du travail. Après une période d’incapacité temporaire, son employeur l’a réaffecté à un poste physiquement moins exigeant et compatible avec ses limitations. Par la suite, à la demande du salarié, une juridiction nationale lui a reconnu une incapacité permanente totale pour l’exercice de sa profession habituelle de chauffeur, lui ouvrant droit à une prestation de sécurité sociale. Se prévalant de cette reconnaissance, l’employeur a mis fin au contrat de travail, en application d’une disposition du droit national qui assimile l’incapacité permanente totale à une cause de rupture du contrat. Le salarié a contesté son licenciement, arguant que son employeur aurait dû maintenir son affectation sur le poste adapté. Après avoir été débouté en première instance, il a interjeté appel devant la juridiction de renvoi, laquelle a décidé de surseoir à statuer afin de demander à la Cour de justice si une telle réglementation nationale était compatible avec la directive 2000/78/CE.

Il était ainsi demandé à la Cour si le droit de l’Union, et plus particulièrement l’obligation d’aménagements raisonnables, s’oppose à une législation nationale permettant la résiliation automatique du contrat de travail en raison de la reconnaissance d’une incapacité permanente totale du travailleur, sans que l’employeur soit préalablement tenu d’envisager des mesures d’adaptation ou de réaffectation.

À cette question, la Cour de justice répond par l’affirmative, considérant qu’une telle réglementation nationale est contraire à l’article 5 de la directive 2000/78/CE. Elle juge que l’employeur ne peut mettre fin au contrat de travail d’un travailleur devenu handicapé sans avoir au préalable examiné concrètement la possibilité de mettre en œuvre des aménagements raisonnables, telle qu’une réaffectation sur un autre poste, et sans démontrer, en cas de refus, que de telles mesures constitueraient pour lui une charge disproportionnée. L’arrêt conforte ainsi l’obligation d’aménagement raisonnable en la faisant primer sur les causes légales de rupture du contrat (I), affirmant par là même la prééminence de l’objectif d’intégration professionnelle des personnes handicapées (II).

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I. La primauté de l’obligation d’aménagement sur les causes légales de rupture du contrat

La décision de la Cour de justice réaffirme avec force que la survenance d’un handicap n’autorise pas une rupture automatique du lien contractuel. Elle précise que l’obligation d’aménagement raisonnable inclut explicitement la possibilité d’une réaffectation sur un autre poste (A), et censure par conséquent toute disposition nationale qui dispenserait l’employeur d’un examen préalable de cette possibilité (B).

A. La réaffectation du travailleur comme modalité de l’aménagement raisonnable

La Cour rappelle tout d’abord que la situation d’un travailleur présentant des limitations durables relève de la notion de « handicap » au sens de la directive 2000/78/CE, laquelle doit être interprétée comme visant « une limitation de la capacité, résultant, notamment, d’atteintes physiques, mentales ou psychiques durables, dont l’interaction avec différentes barrières peut faire obstacle à la pleine et effective participation de la personne concernée à la vie professionnelle sur la base de l’égalité avec les autres travailleurs ». L’obligation de prévoir des aménagements raisonnables, posée par l’article 5 de cette directive, s’applique donc pleinement.

S’appuyant sur sa jurisprudence antérieure, la Cour juge que la réaffectation d’un salarié, devenu inapte à son poste, constitue l’une des mesures appropriées que l’employeur doit envisager. Elle précise ainsi que la notion d’« aménagements raisonnables » implique « qu’un travailleur qui, en raison de son handicap, a été déclaré inapte pour les fonctions essentielles du poste qu’il occupe, soit réaffecté à un autre poste pour lequel il dispose des compétences, des capacités et des disponibilités requises ». Cette solution impose à l’employeur une démarche active de recherche d’un reclassement interne avant toute décision de rupture. L’existence d’un poste vacant compatible avec les aptitudes résiduelles du salarié doit donc être sérieusement explorée.

B. La censure du caractère automatique de la rupture du contrat de travail

Le principal apport de l’arrêt réside dans la condamnation du mécanisme de la législation espagnole en cause. Cette dernière, en prévoyant la fin du contrat de travail comme une conséquence de la reconnaissance de l’incapacité permanente totale, créait un automatisme contraire à l’esprit de la directive. La Cour relève qu’une telle réglementation « dispense l’employeur de son obligation de prendre ou, le cas échéant, de maintenir des aménagements raisonnables, tels qu’une réaffectation à un autre poste ». En l’espèce, l’employeur avait lui-même démontré la faisabilité d’un aménagement en réaffectant le salarié pendant plus d’un an sur un poste compatible, avant de le licencier sur le seul fondement de la reconnaissance administrative de son incapacité.

La Cour juge donc qu’une disposition nationale ne peut permettre le licenciement sans imposer à l’employeur de démontrer au préalable soit l’absence de solution d’aménagement, soit le caractère disproportionné de la charge que de telles mesures représenteraient. En liant la rupture du contrat à une reconnaissance d’incapacité relative à la seule profession habituelle, et non à toute activité au sein de l’entreprise, la loi nationale contrevient à l’obligation d’examen individualisé qu’impose le droit de l’Union. La solution retenue par la Cour de justice a ainsi une portée considérable, en ce qu’elle impose de revoir les logiques attachées à la reconnaissance de l’inaptitude en droit interne.

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II. La portée de la décision au regard de l’objectif d’intégration professionnelle

Au-delà de l’interprétation technique de l’article 5 de la directive, l’arrêt consacre la prévalence de l’objectif de maintien dans l’emploi des personnes handicapées. Il subordonne ainsi l’application des régimes de sécurité sociale au respect du droit de l’Union (A) et établit l’incompatibilité de toute cause légale de licenciement qui ne serait pas précédée d’un examen de l’obligation d’aménagement (B).

A. La subordination des logiques de sécurité sociale au principe de non-discrimination

Le gouvernement espagnol soutenait que l’organisation du système de sécurité sociale relevait de la compétence exclusive des États membres. La Cour écarte cet argument en rappelant que, dans l’exercice de cette compétence, les États membres doivent respecter le droit de l’Union, et notamment le principe de non-discrimination. Or, la réglementation en cause créait une situation où le travailleur, pour bénéficier d’une prestation de sécurité sociale, devait prendre le risque de perdre son emploi.

La Cour estime qu’une telle articulation « porte atteinte à l’effet utile de l’article 5 de la directive 2000/78 ». En assimilant une « incapacité permanente totale », qui ne concerne que les fonctions habituelles, au décès ou à une incapacité absolue pour tout travail, la législation nationale « va à l’encontre de l’objectif d’intégration professionnelle des personnes handicapées, visé à l’article 26 de la Charte ». La finalité du droit de l’Union, qui est d’assurer le maintien dans l’emploi, ne peut être compromise par une législation nationale qui, sous couvert de protection sociale, facilite en réalité l’exclusion du travailleur du marché du travail.

B. L’incompatibilité des causes légales de licenciement fondées sur l’inaptitude sans examen préalable

La portée de cette décision dépasse le seul cadre de la législation espagnole. Elle implique que toute disposition de droit national, quelle qu’elle soit, qui prévoirait une rupture du contrat de travail fondée sur une inaptitude physique du salarié, doit être interprétée ou appliquée comme incluant l’obligation préalable pour l’employeur d’étudier et de mettre en œuvre des aménagements raisonnables. Le statut d’incapacité, qu’il soit reconnu par un organisme de sécurité sociale ou un médecin du travail, ne peut plus constituer en soi un motif de licenciement.

L’arrêt renverse la charge de la preuve. Ce n’est plus au salarié de prouver qu’une réaffectation est possible, mais à l’employeur de démontrer que le maintien du salarié dans l’entreprise, par le biais d’un aménagement ou d’une réaffectation, lui imposerait une « charge disproportionnée ». La solution garantit que la rupture du contrat de travail d’un salarié handicapé ne puisse intervenir qu’en dernier ressort, après qu’une recherche sérieuse et individualisée de toutes les possibilités de maintien dans l’emploi a été effectuée et s’est avérée infructueuse.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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