L’arrêt soumis à l’analyse, rendu par la quatrième chambre de la Cour de justice de l’Union européenne, offre une clarification substantielle sur la distinction entre la prestation de services transfrontalière et la mise à disposition de main-d’œuvre, dans le contexte particulier des mesures transitoires ayant suivi l’élargissement de l’Union en 2004. En l’espèce, une entreprise autrichienne spécialisée dans la transformation de viande avait conclu un contrat avec une société hongroise. Selon cet accord, des travailleurs employés par la société hongroise devaient réaliser des opérations de découpe et de conditionnement de viande directement dans les locaux de l’entreprise autrichienne. Le prestataire hongrois louait les locaux et les machines principales, mais fournissait ses propres outils et vêtements de travail. La rémunération était calculée au poids de viande traitée, avec une possible minoration en cas de qualité jugée insuffisante par le client autrichien, qui supervisait le résultat final.
Suite à une demande de confirmation de détachement, les autorités autrichiennes ont requalifié l’opération en mise à disposition de main-d’œuvre, une activité soumise à une autorisation de travail en vertu des dispositions transitoires de l’acte d’adhésion de 2003. Cette requalification a entraîné l’imposition d’une amende substantielle. Saisie d’un litige opposant le prestataire hongrois à ses conseillers juridiques, la juridiction hongroise a adressé deux questions préjudicielles à la Cour de justice. Il s’agissait, d’une part, de déterminer si un État membre comme l’Autriche pouvait restreindre la mise à disposition de main-d’œuvre même en dehors des secteurs de services jugés « sensibles » par l’acte d’adhésion et, d’autre part, de préciser les critères permettant de qualifier une relation contractuelle de mise à disposition de main-d’œuvre. La Cour répond que la faculté de restreindre la mise à disposition de main-d’œuvre découle du régime général transitoire applicable au marché du travail et n’est pas limitée aux seuls secteurs sensibles. Elle énonce ensuite une série d’indices pour guider le juge national dans la qualification du contrat, en insistant sur l’objet réel de la prestation.
La Cour de justice clarifie ainsi l’articulation des régimes dérogatoires issus de l’acte d’adhésion (I), avant de fournir une grille d’analyse pragmatique pour l’identification d’une mise à disposition de main-d’œuvre (II).
I. L’autonomie confirmée du régime transitoire applicable à la mise à disposition de main-d’œuvre
L’arrêt établit que le droit pour un État membre de réglementer l’accès à son marché du travail par des travailleurs issus des nouveaux États membres constitue un fondement autonome, distinct des dérogations spécifiques à certains secteurs de services. La Cour opère ainsi une dissociation claire entre les deux régimes dérogatoires prévus par l’acte d’adhésion (A), ce qui la conduit à reconnaître une faculté générale de restriction non limitée aux secteurs dits sensibles (B).
A. La dissociation des dérogations relatives au marché du travail et à la prestation de services
La Cour rappelle l’existence de deux mécanismes transitoires distincts dans l’annexe X de l’acte d’adhésion de 2003. Le premier, prévu au paragraphe 2 du chapitre 1, permettait aux anciens États membres de maintenir des mesures nationales restreignant l’accès à leur marché du travail pour les ressortissants des nouveaux États membres. Cette dérogation à la libre circulation des travailleurs était de portée générale. Le second mécanisme, exposé au paragraphe 13 du même chapitre, était plus spécifique : il autorisait l’Allemagne et l’Autriche à déroger à la libre prestation de services lorsque celle-ci impliquait un déplacement de travailleurs dans des secteurs économiques énumérés, qualifiés de « sensibles ».
Le raisonnement de la Cour repose sur la nature différente de ces deux dispositions. Le paragraphe 2 vise à prévenir des perturbations générales sur les marchés du travail, tandis que le paragraphe 13 cible des prestations de services spécifiques dans des secteurs jugés vulnérables. La mise à disposition de main-d’œuvre, bien que constituant une prestation de services au sens de la directive 96/71, est analysée par la Cour comme relevant avant tout du premier mécanisme, car elle affecte directement l’accès au marché du travail.
B. L’extension de la faculté de restreindre l’accès au marché du travail
S’appuyant sur sa jurisprudence antérieure, notamment l’arrêt *Vicoplus*, la Cour confirme qu’une réglementation nationale soumettant la mise à disposition de main-d’œuvre à une autorisation de travail est bien une mesure régissant l’accès au marché du travail. Par conséquent, un État membre était en droit de mettre en place de telles restrictions sur le fondement de la dérogation générale du paragraphe 2. La Cour écarte l’argument selon lequel la dérogation spécifique négociée par l’Autriche pour les secteurs sensibles l’aurait privée de cette faculté générale.
Elle juge en effet qu’il serait paradoxal que les États membres ayant le plus insisté pour obtenir des mesures de protection se voient accorder une marge de manœuvre plus restreinte que les autres. La Cour affirme qu’« il ne saurait être considéré que la dérogation négociée par la République fédérale d’Allemagne et la République d’Autriche […] leur laisse une marge de manœuvre moins importante que celle dont disposent les États membres n’ayant pas négocié une telle dérogation ». La solution est donc claire : le droit de restreindre la mise à disposition de main-d’œuvre n’était pas conditionné à l’appartenance de l’activité à un secteur sensible.
II. La définition matérielle de la mise à disposition de main-d’œuvre par la méthode du faisceau d’indices
Une fois le pouvoir de restriction établi, restait à définir son champ d’application matériel. La Cour se livre à un exercice de qualification délicat en fournissant au juge national une méthode d’analyse fondée sur des critères concrets. Elle met l’accent sur l’objet véritable de la prestation comme critère déterminant (A) et nuance la portée du pouvoir de contrôle exercé par l’entreprise cliente (B).
A. Le critère déterminant de l’objet de la prestation de services
Reprenant les conditions dégagées dans l’arrêt *Vicoplus*, la Cour rappelle qu’il y a mise à disposition de main-d’œuvre lorsque le déplacement du travailleur constitue l’objet même de la prestation. Pour évaluer cet objet, elle invite à examiner qui, du prestataire ou du client, supporte réellement les conséquences d’une exécution défaillante. Le fait que le prestataire soit responsable de la qualité du travail et subisse des pénalités en cas de défaut est un indice majeur qu’il s’agit d’une véritable prestation de services, et non d’une simple fourniture de personnel.
Dans le cas d’espèce, la clause de minoration de la rémunération en cas de qualité insuffisante de la viande tend à indiquer que le prestataire hongrois assumait une obligation de résultat. De plus, la Cour relève que « le fait que le prestataire de services supporte les conséquences de l’exécution non conforme de la prestation stipulée au contrat ainsi que la circonstance que ce prestataire est libre de déterminer le nombre de travailleurs qu’il juge utile d’envoyer dans l’État membre d’accueil » sont des indices tendant à écarter la qualification de mise à disposition de main-d’œuvre. L’analyse se détache ainsi des apparences formelles pour se concentrer sur la réalité économique de la relation contractuelle.
B. La portée relativisée du contrôle exercé par l’entreprise utilisatrice
La Cour apporte une précision essentielle concernant le critère traditionnel du contrôle et de la direction exercés sur les travailleurs. Elle distingue le pouvoir de direction hiérarchique, caractéristique d’un contrat de travail ou d’une mise à disposition, de la simple vérification de la conformité de la prestation par le client. Il est normal et usuel qu’un client s’assure que le service fourni correspond à ce qui a été contractuellement convenu. De même, donner des consignes générales aux équipes du prestataire ne suffit pas à caractériser un lien de subordination déguisé.
La Cour énonce clairement que « la circonstance que l’entreprise bénéficiaire de cette prestation contrôle la conformité avec ledit contrat de ladite prestation ou qu’elle puisse donner des consignes générales aux travailleurs employés par ledit prestataire ne permet pas, en tant que telle, de conclure à l’existence d’une mise à disposition de main-d’œuvre ». Ce n’est que si le client exerce un contrôle direct et précis sur les tâches individuelles des travailleurs, court-circuitant l’autorité hiérarchique du prestataire, que la qualification de mise à disposition pourrait être retenue. Cette approche pragmatique vise à préserver la sécurité juridique des contrats de sous-traitance et de prestation de services transfrontaliers.