Cour de justice de l’Union européenne, le 18 mai 2006, n°C-397/03

Par un arrêt en date du 18 mai 2006, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur plusieurs principes encadrant le pouvoir de sanction de la Commission en matière de droit de la concurrence. En l’espèce, plusieurs entreprises actives sur le marché de la lysine synthétique avaient été reconnues coupables de participation à une entente mondiale visant à fixer les prix et à répartir les volumes de vente. Ces entreprises avaient déjà fait l’objet de condamnations pécuniaires aux États-Unis et au Canada pour ces mêmes pratiques. Saisie sur la base de la coopération de l’une des entreprises, la Commission européenne a infligé à son tour de lourdes amendes aux membres de l’entente pour l’infraction commise sur le territoire de l’Espace économique européen, en application de l’article 81 du traité CE. La décision de la Commission se fondait notamment sur des lignes directrices pour le calcul des amendes adoptées en 1998, soit après le début de l’infraction. Les entreprises requérantes ont introduit un recours en annulation de la décision de la Commission devant le Tribunal de première instance des Communautés européennes. Le 9 juillet 2003, celui-ci a rejeté l’essentiel de leurs moyens tout en réduisant légèrement le montant de l’amende. Les entreprises ont alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, contestant l’arrêt du Tribunal sur plusieurs points. Elles soutenaient notamment que l’application des lignes directrices de 1998 à des faits antérieurs constituait une violation du principe de non-rétroactivité. Elles arguaient également d’une violation du principe *non bis in idem*, au motif que la Commission aurait dû tenir compte des sanctions déjà payées dans des États tiers pour les mêmes agissements. La question de droit qui se posait à la Cour était donc double. Il s’agissait d’une part de déterminer si l’application d’une nouvelle méthode de calcul des amendes, plus sévère, à une infraction commise avant son adoption, méconnaît le principe de non-rétroactivité. D’autre part, il revenait à la Cour de préciser si le principe *non bis in idem* impose à la Commission de déduire de l’amende qu’elle inflige les sanctions prononcées par les autorités d’États tiers pour des faits liés à une même entente mondiale. La Cour de justice rejette le pourvoi dans son intégralité. Elle juge que l’application des lignes directrices n’enfreint pas le principe de non-rétroactivité, car une telle évolution de la politique de concurrence était raisonnablement prévisible pour les opérateurs économiques. Concernant le second point, elle énonce que le principe *non bis in idem* ne trouve à s’appliquer qu’en cas d’identité des faits, condition qui n’est pas remplie lorsque les sanctions antérieures visaient les effets de l’entente sur d’autres territoires que le marché commun.

L’arrêt précise ainsi le cadre de l’action répressive de la Commission, en validant l’application dynamique de sa politique de sanction (I), tout en réaffirmant une conception stricte des limites territoriales de la règle *non bis in idem* (II).

I. La légitimation d’une politique de sanction évolutive et prévisible

La Cour de justice conforte la capacité de la Commission à adapter sa politique répressive en rejetant l’argument fondé sur la non-rétroactivité des lignes directrices (A) et en validant une approche différenciée des entreprises fondée sur une appréciation large de leur puissance économique (B).

A. Le rejet du principe de non-rétroactivité au profit de la prévisibilité

Les requérantes soutenaient que l’application des lignes directrices de 1998 pour des faits commis entre 1992 et 1995 violait le principe de non-rétroactivité de la loi pénale, consacré notamment par l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme. Le Tribunal de première instance avait rejeté ce moyen en considérant que ces lignes directrices ne modifiaient pas le cadre légal des sanctions, défini par le règlement n° 17 de 1962. La Cour de justice, tout en rectifiant le raisonnement du Tribunal, parvient à la même conclusion. Elle estime que la prémisse du Tribunal selon laquelle les lignes directrices ne feraient pas partie du cadre juridique est inexacte, car « la modification d’une politique répressive […] peut avoir des incidences au regard du principe de non-rétroactivité ».

Cependant, la Cour juge que ce principe n’est pas violé en l’espèce. Elle rappelle que « l’application efficace des règles communautaires de la concurrence exige que la Commission puisse à tout moment adapter le niveau des amendes aux besoins de cette politique ». Il en découle que les entreprises ne sauraient se prévaloir d’une confiance légitime dans le maintien d’une pratique décisionnelle antérieure en matière de calcul des amendes. Pour la Cour, le durcissement de la politique de la Commission était « raisonnablement prévisible » pour les opérateurs, même avant la publication formelle des lignes directrices. En substituant le critère de la prévisibilité à une application stricte de la non-rétroactivité, la Cour offre à la Commission une flexibilité indispensable pour garantir l’effet dissuasif des sanctions. Cette solution pragmatique confirme que les opérateurs économiques doivent faire preuve d’une vigilance constante et ne peuvent escompter que le niveau de répression demeure figé.

B. La confirmation de la marge d’appréciation de la Commission dans l’individualisation des sanctions

Le second aspect de la discussion portait sur le principe d’égalité de traitement, les requérantes contestant que le montant de départ de leur amende soit identique à celui d’une autre entreprise dont la part de marché dans l’Espace économique européen était pourtant double. La Cour rejette cet argument en validant l’approche de la Commission, qui avait pris en compte non seulement le chiffre d’affaires sur le marché pertinent, mais aussi le chiffre d’affaires global des entreprises en cause. Selon le juge de l’Union, le chiffre d’affaires global « demeure une indication de la taille et de la puissance économique d’une entreprise ».

Ce faisant, la Cour confirme que la Commission dispose d’une large marge d’appréciation pour différencier les sanctions et qu’elle n’est pas tenue de se fonder exclusivement sur les parts de marché détenues dans le secteur concerné par l’infraction. Elle peut légitimement prendre en considération la puissance économique globale d’une entreprise pour s’assurer du caractère suffisamment dissuasif de la sanction. Cette approche permet de « pondérer […] le poids spécifique, et donc de l’impact réel, du comportement infractionnel de chaque entreprise sur la concurrence », comme le prévoient les lignes directrices elles-mêmes. En jugeant que la taille globale d’une entreprise peut compenser une part de marché plus faible sur le territoire concerné, la Cour valide une méthode de calcul qui renforce l’efficacité de la politique de concurrence face à de grands groupes mondiaux.

Après avoir consolidé la méthodologie de sanction de la Commission, la Cour se penche sur l’articulation de cette compétence avec les poursuites menées par des autorités étrangères.

II. L’affirmation d’une application territorialement délimitée du principe *non bis in idem*

La Cour de justice clarifie la portée du principe *non bis in idem* dans un contexte international, en le subordonnant à une condition stricte d’identité des faits (A), ce qui la conduit à écarter toute obligation de prise en compte des sanctions infligées par les autorités d’États tiers (B).

A. La condition d’une triple identité de faits, de contrevenant et d’intérêt juridique protégé

Face au moyen des requérantes invoquant un « corollaire du principe *non bis in idem* », la Cour examine si la Commission était tenue de déduire du montant de l’amende les sanctions déjà infligées aux États-Unis et au Canada. Elle rappelle sa jurisprudence antérieure selon laquelle une double sanction est possible, mais qu’une exigence d’équité peut imposer la prise en compte d’une première sanction. Toutefois, la Cour subordonne l’application de ce principe à une condition préalable essentielle : l’identité des faits matériels reprochés.

Or, en l’espèce, le juge européen estime que cette identité fait défaut. Il opère une distinction fondamentale entre l’accord de cartel global et ses applications territoriales. La Cour relève que les autorités américaines et canadiennes ont sanctionné les effets anticoncurrentiels de l’entente sur leurs marchés respectifs, tandis que la Commission a sanctionné ses effets au sein de l’Espace économique européen. La Cour énonce ainsi une règle claire : « lorsque la sanction infligée dans l’État tiers ne vise que les applications ou les effets de l’entente sur le marché de cet État et la sanction communautaire que les applications ou les effets de celle-ci sur le marché communautaire, l’identité des faits fait défaut ». Cette interprétation restrictive empêche les entreprises participant à une entente mondiale de se prévaloir d’une première sanction dans un État tiers pour échapper à la compétence répressive de la Commission ou en réduire la portée.

B. Le refus de l’imputation des amendes prononcées par les autorités d’États tiers

En conséquence de cette absence d’identité des faits, la Cour conclut que la Commission n’était aucunement tenue de prendre en compte les amendes déjà acquittées dans des États tiers. Elle distingue cette situation de l’hypothèse d’un cumul de poursuites entre la Commission et l’autorité de concurrence d’un État membre, où l’étroite interdépendance des marchés et la répartition des compétences justifient une prise en compte de la première sanction par souci d’équité. Une telle situation « fait défaut dans le cas d’espèce ». En l’absence d’une convention internationale prévoyant une telle obligation, le pouvoir de sanction de la Commission pour les atteintes au marché intérieur demeure entier et autonome.

Cette solution a une portée considérable. Elle signifie que les entreprises engagées dans des cartels d’envergure mondiale s’exposent à des sanctions cumulatives de la part de toutes les autorités de concurrence sur le territoire desquelles l’entente a produit des effets. L’arrêt constitue ainsi un avertissement puissant, renforçant la dimension dissuasive de la politique de concurrence de l’Union. Il affirme la souveraineté de l’ordre juridique communautaire dans la protection de son marché intérieur, sans que celle-ci puisse être limitée par les actions répressives menées par des États tiers, consacrant ainsi une application du principe de territorialité dans sa dimension répressive.

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