Cour de justice de l’Union européenne, le 18 octobre 2012, n°C-498/10

L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne offre une illustration précise de la manière dont les impératifs fiscaux nationaux interagissent avec les libertés fondamentales du marché intérieur. La Cour était saisie d’une question préjudicielle portant sur la conformité d’une législation nationale avec l’article 56 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne, relatif à la libre prestation de services. En l’espèce, une réglementation nationale imposait au bénéficiaire d’un service de pratiquer une retenue à la source sur la rémunération versée à un prestataire établi dans un autre État membre. Cette obligation n’était pas applicable lorsque le prestataire était établi sur le territoire national. Le litige a vraisemblablement opposé un destinataire de services à l’administration fiscale de son État, ce dernier ayant contesté la charge que représentait cette obligation de retenue. La juridiction nationale, confrontée à une possible contradiction entre sa législation interne et le droit de l’Union, a interrogé la Cour sur le point de savoir si une telle différence de traitement constituait une restriction à la libre prestation de services et, le cas échéant, si elle pouvait être justifiée. La Cour répond que ce dispositif constitue bien une restriction, mais une restriction justifiée et proportionnée. La solution retenue par la Cour de justice clarifie ainsi l’équilibre entre l’objectif de garantir une collecte efficace de l’impôt et la nécessité de ne pas entraver indûment les échanges de services au sein de l’Union.

L’analyse de la décision révèle une approche validant un dispositif fiscal différencié au nom de l’efficacité du recouvrement (I), tout en opérant une pondération pragmatique entre les prérogatives fiscales des États et les principes du marché intérieur (II).

I. La validation d’un dispositif de retenue à la source différencié

La Cour de justice reconnaît que le mécanisme de retenue à la source constitue une entrave à la libre prestation de services (A), mais elle admet sa justification au regard des objectifs poursuivis par l’État membre (B).

A. La caractérisation d’une restriction à la libre prestation de services

La Cour établit sans équivoque que le dispositif litigieux porte atteinte à l’article 56 du TFUE. Elle considère que l’obligation de retenue à la source, imposée sélectivement aux destinataires de services transfrontaliers, crée une disparité de traitement défavorable à ces derniers. En effet, le destinataire d’un service fourni par un prestataire non-résident se voit contraint d’accomplir des formalités que la législation nationale lui épargne lorsqu’il recourt à un prestataire local. Cette divergence de régime est analysée par la Cour comme une restriction, car elle représente une « charge administrative supplémentaire ainsi que les risques y afférents en matière de responsabilité ».

Cette charge supplémentaire est de nature à dissuader les opérateurs économiques de faire appel à des prestataires établis dans d’autres États membres, ce qui contrevient directement à l’objectif d’intégration du marché unique. Le raisonnement de la Cour se concentre non pas sur un éventuel désavantage fiscal pour le prestataire étranger, mais bien sur le fardeau imposé au client national. Cette approche confirme une jurisprudence constante selon laquelle une mesure nationale, même si elle ne crée pas de discrimination directe, peut constituer une restriction si elle rend l’exercice d’une liberté fondamentale moins aisé ou moins attrayant.

B. La justification fondée sur l’efficacité de la collecte de l’impôt

Après avoir qualifié la mesure de restrictive, la Cour examine si elle peut néanmoins être justifiée. Elle admet que la restriction peut l’être par « la nécessité d’assurer le recouvrement efficace de l’impôt ». Cet objectif constitue une raison impérieuse d’intérêt général reconnue de longue date par la jurisprudence européenne, autorisant des limitations aux libertés de circulation. La retenue à la source est perçue comme un outil efficace pour garantir la perception de l’impôt dû par des prestataires non-résidents, lesquels pourraient plus difficilement faire l’objet de mesures de recouvrement forcé.

La Cour évalue ensuite la proportionnalité de la mesure. Elle estime que l’obligation de retenue à la source ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif visé. De manière notable, elle précise que l’existence d’instruments d’assistance mutuelle, comme la directive 76/308/CEE, ne suffit pas à rendre la mesure nationale disproportionnée. La Cour adopte ici une vision réaliste, considérant implicitement que ces mécanismes de coopération ne présentent pas toujours la même efficacité et la même rapidité qu’un prélèvement direct à la source. La renonciation ultérieure de l’État à ce dispositif est jugée sans pertinence pour apprécier sa proportionnalité au moment des faits.

II. La pondération pragmatique entre intégration du marché et prérogatives fiscales nationales

L’arrêt de la Cour met en lumière la primauté accordée à l’objectif de recouvrement fiscal sur d’autres mécanismes (A) et consolide une distinction conceptuelle entre l’entrave administrative et la charge fiscale elle-même (B).

A. La primauté de l’objectif de recouvrement fiscal sur les mécanismes alternatifs

La décision de la Cour de justice témoigne d’une certaine déférence envers les prérogatives des États membres en matière fiscale. En jugeant que l’existence d’une directive sur l’assistance mutuelle en matière de recouvrement des créances fiscales ne rend pas automatiquement disproportionnée une mesure de retenue à la source, elle reconnaît les limites pratiques de la coopération entre administrations fiscales. Cette position peut être interprétée comme un signal que les États conservent une marge d’appréciation significative pour choisir les instruments qu’ils jugent les plus appropriés afin d’assurer l’effectivité de leurs régimes d’imposition.

Toutefois, cette approche soulève la question de la pleine effectivité des instruments d’harmonisation européenne. Si les mécanismes de coopération sont systématiquement considérés comme subsidiaires ou moins efficaces que les mesures nationales unilatérales, leur utilité pour approfondir l’intégration du marché intérieur pourrait s’en trouver affaiblie. La Cour semble ici privilégier une solution sécurisante pour les finances publiques nationales, quitte à valider une mesure qui complexifie les échanges transfrontaliers. La valeur de la décision réside dans ce choix pragmatique, qui ancre le contrôle de proportionnalité dans une évaluation concrète de l’efficacité des outils à disposition.

B. La consolidation de la distinction entre l’obstacle administratif et la charge fiscale

Un apport essentiel de l’arrêt réside dans sa troisième conclusion, qui précise la portée de l’analyse. La Cour juge en effet qu’« il n’est pas pertinent de savoir si le prestataire de services non-résident peut déduire l’impôt retenu aux Pays-Bas de l’impôt qu’il doit acquitter dans l’État membre dans lequel il est établi ». Cette affirmation est fondamentale car elle isole l’objet même de la restriction. La violation de l’article 56 TFUE ne découle pas d’une éventuelle double imposition ou d’une charge fiscale excessive pour le prestataire, mais uniquement du fardeau administratif qui pèse sur son client.

Cette clarification a une portée considérable. Elle signifie que l’existence de conventions fiscales bilatérales ou de mécanismes de crédit d’impôt visant à éliminer la double imposition ne suffit pas à purger une mesure nationale de son caractère restrictif. La liberté de prestation de services protège non seulement les prestataires contre les discriminations, mais aussi leurs clients contre les obstacles administratifs qui entravent le commerce transfrontalier. La Cour renforce ainsi une conception large de la notion de restriction, qui englobe toutes les mesures susceptibles de freiner, directement ou indirectement, l’intégration économique au sein du marché unique.

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Hassan KOHEN
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