Par un arrêt rendu en grande chambre sur renvoi préjudiciel du Bundesarbeitsgericht, la Cour de justice de l’Union européenne précise les contours de l’obligation de maintien des droits des travailleurs en cas de transformation d’une société nationale en société européenne. En l’espèce, une société anonyme de droit allemand, soumise à un régime de cogestion imposant la présence au conseil de surveillance de représentants des travailleurs, dont certains désignés sur proposition de syndicats à l’issue d’un scrutin distinct, a été transformée en société européenne. Un accord d’implication des travailleurs a été conclu, prévoyant la possibilité d’un conseil de surveillance réduit. Cependant, les modalités d’élection pour ce conseil réduit n’incluaient plus de scrutin séparé garantissant la représentation syndicale, bien qu’un droit de proposition de candidats leur fût maintenu. Des requérantes ont contesté cet accord devant les juridictions allemandes, estimant qu’il affaiblissait le niveau d’implication des travailleurs. Saisie en dernière instance, la juridiction de renvoi a interrogé la Cour sur la compatibilité de la législation nationale, si elle était interprétée comme imposant le maintien d’un scrutin distinct, avec le droit de l’Union. Il s’agissait de déterminer si l’article 4, paragraphe 4, de la directive 2001/86/CE, qui impose de prévoir « pour tous les éléments de l’implication des travailleurs, un niveau au moins équivalent à celui qui existe dans la société qui doit être transformée », oblige à conserver une garantie procédurale telle qu’un scrutin spécifique pour les candidats syndicaux, lorsque le droit national l’imposait avant la transformation. La Cour de justice répond par l’affirmative, jugeant qu’un tel accord doit non seulement prévoir ce scrutin distinct mais également étendre le bénéfice de cette garantie à l’ensemble des travailleurs et des syndicats de la nouvelle entité européenne.
La décision de la Cour repose sur une interprétation finaliste de la directive, visant à sanctuariser les droits acquis des travailleurs. Cette sanctuarisation s’opère par une lecture large des garanties à préserver (I), laquelle emporte des conséquences significatives sur la portée de ces droits dans l’espace social européen (II).
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I. La sanctuarisation des droits à la participation par une interprétation extensive de la directive
Pour garantir la pérennité du modèle de cogestion préexistant, la Cour adopte une définition large des composantes de la participation des travailleurs (A) en s’appuyant sur un renvoi au droit national pour mesurer le respect de cette exigence (B).
A. La prise en compte de l’ensemble des modalités procédurales de la participation
La Cour de justice affirme qu’une procédure électorale spécifique constitue un élément essentiel de l’implication des travailleurs. Elle fonde son analyse sur le libellé de l’article 4, paragraphe 4, de la directive, qui vise « tous les éléments de l’implication des travailleurs ». Pour en définir le périmètre, elle se réfère aux définitions données par l’article 2 du même texte. L’implication y est décrite comme toute procédure par laquelle les représentants des travailleurs « peuvent exercer une influence sur les décisions à prendre au sein de l’entreprise ». La participation, l’une de ses formes, inclut le droit d’élire ou de désigner des membres des organes de surveillance. Dès lors, la Cour considère que les modalités de cet exercice, telles qu’un scrutin distinct, ne sont pas de simples détails techniques mais bien des composantes déterminantes de l’influence des travailleurs. Un tel scrutin, en garantissant la présence de personnes dotées d’une expertise externe issue du monde syndical, renforce qualitativement la participation. Il doit donc être regardé comme un « élément de l’implication » devant être maintenu à un niveau au moins équivalent.
B. L’appréciation du niveau équivalent au regard du droit national d’origine
La Cour établit que la comparaison imposée par le principe « avant-après » doit nécessairement s’effectuer par référence au droit national applicable à la société avant sa transformation. L’expression « un niveau au moins équivalent à celui qui existe dans la société qui doit être transformée » contenue dans la directive constitue un renvoi direct à la législation de l’État membre du siège. Il n’existe donc pas de standard européen unifié et autonome qui viendrait se substituer aux droits nationaux en cas de transformation. La juridiction de renvoi s’interrogeait sur l’éventualité qu’un niveau de protection européen, moins élevé, puisse primer sur le droit allemand. La Cour écarte cette hypothèse en rappelant le contexte et la genèse de la directive. Le législateur de l’Union a en effet reconnu « la grande diversité des règles et des pratiques existant dans les États membres » et a explicitement voulu écarter le risque d’un affaiblissement des systèmes de participation existants, particulièrement robuste en Allemagne. L’introduction de l’article 4, paragraphe 4, visait précisément à rassurer sur le fait que la forme de la société européenne ne pourrait servir de prétexte à une réduction des droits des travailleurs.
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II. La portée renforcée du droit à la participation dans le cadre transnational de la société européenne
La solution de la Cour ne se limite pas à un simple maintien des droits existants ; elle en étend le champ d’application, d’une part en prévenant toute forme de régression sociale (A) et d’autre part en conférant une dimension transnationale à une garantie d’origine nationale (B).
A. La neutralisation du risque de contournement des droits nationaux
En imposant la conservation des garanties procédurales jugées essentielles, la Cour confère sa pleine portée au principe fondamental de la directive, à savoir la « garantie des droits acquis des travailleurs en matière d’implication ». La décision érige un rempart contre les stratégies d’entreprise qui consisteraient à adopter le statut de société européenne pour se soustraire aux contraintes d’un droit national jugé trop protecteur en matière de cogestion. L’arrêt confirme que la transformation en SE est une opération juridiquement neutre du point de vue des droits à la participation. Elle ne saurait être une occasion de les affaiblir ou de les faire disparaître. En jugeant qu’un scrutin distinct n’est pas un simple accessoire mais un élément constitutif du niveau de participation, la Cour s’assure que l’équivalence requise n’est pas seulement quantitative, en nombre de sièges, mais également qualitative, dans les modalités d’exercice du pouvoir d’influence.
B. L’extension de la garantie procédurale à l’ensemble des travailleurs de la société européenne
L’apport le plus notable de l’arrêt réside dans l’extension de la portée de la garantie procédurale. La Cour ne se contente pas de la préserver pour les seuls travailleurs allemands qui en bénéficiaient initialement. Elle juge que, pour respecter le principe d’égalité de traitement et les objectifs sociaux de l’Union, « tous les travailleurs de la se créée par transformation doivent bénéficier des mêmes droits ». Par conséquent, le droit à un scrutin distinct pour les candidats syndicaux et le droit pour les syndicats de proposer des candidats doivent être étendus à l’ensemble des travailleurs de la société, de ses filiales et de ses établissements, où qu’ils se trouvent dans l’Union. Cette solution transforme une protection nationale en une norme applicable à toute l’entité transnationale. Elle favorise ainsi l’émergence d’un dialogue social européen concret en assurant une représentation syndicale équilibrée au sein des organes de direction de la société européenne, prévenant une fragmentation des droits des travailleurs selon leur nationalité.