Par une décision préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé l’interprétation des motifs de refus d’enregistrement d’une marque constituée par la forme d’un produit. En l’espèce, une entreprise avait sollicité l’enregistrement d’un signe tridimensionnel auprès d’un office national de la propriété intellectuelle. Cet office a refusé l’enregistrement au motif que la forme du produit était dictée par des considérations fonctionnelles et lui conférait une valeur substantielle. Saisie du litige, la juridiction nationale a sursis à statuer et a interrogé la Cour de justice sur l’interprétation de l’article 3, paragraphe 1, sous e), de la première directive 89/104/CEE. La question posée visait à déterminer si le refus d’enregistrement pouvait être fondé sur la présence de caractéristiques d’utilisation inhérentes à la fonction générique du produit, sur l’existence de plusieurs caractéristiques conférant une valeur substantielle, et enfin, sur la possibilité d’appliquer cumulativement ces différents motifs de refus. À ces interrogations, la Cour a répondu en définissant de manière restrictive les conditions d’accès à la protection par le droit des marques pour les formes de produits. Elle a ainsi consacré une interprétation rigoureuse des exclusions, visant à préserver l’équilibre entre les différents droits de propriété intellectuelle.
L’analyse de la Cour permet de clarifier l’application des exclusions fondées sur la fonctionnalité et la valeur du signe (I), tout en affirmant une stricte séparation des régimes de refus qui renforce la distinction entre les droits de propriété intellectuelle (II).
I. La clarification des exclusions fondées sur la fonction et la valeur du signe
La Cour de justice apporte des précisions importantes sur l’application des deux principaux motifs de refus relatifs aux marques de forme. Elle adopte une lecture extensive de l’exclusion liée à la fonctionnalité du produit (A) et objective l’appréciation du critère tiré de la valeur substantielle de la forme (B).
A. L’interprétation extensive de l’exclusion fonctionnelle
La Cour de justice valide une conception large du premier motif de refus, qui vise les signes constitués exclusivement par la forme imposée par la nature du produit ou nécessaire à l’obtention d’un résultat technique. Elle juge en effet que « le motif de refus d’enregistrement prévu à cette disposition peut s’appliquer à un signe exclusivement constitué par la forme d’un produit présentant une ou plusieurs caractéristiques d’utilisation essentielles et inhérentes à la fonction ou aux fonctions génériques de ce produit ». Cette solution empêche qu’un opérateur économique ne s’approprie, par le biais du droit des marques, des caractéristiques techniques indispensables que ses concurrents doivent pouvoir librement utiliser.
En précisant que l’existence d’une seule caractéristique essentielle et inhérente à la fonction générique suffit à justifier le refus, la Cour confirme sa volonté de ne pas permettre le contournement de cette règle. La protection potentiellement perpétuelle offerte par la marque ne doit pas conduire à la création de monopoles sur des solutions techniques, lesquelles relèvent du droit des brevets, dont la durée est limitée. Le fait que « le consommateur peut éventuellement rechercher dans les produits des concurrents » ces mêmes caractéristiques d’utilisation renforce cette analyse. Il s’agit de préserver la disponibilité de solutions fonctionnelles pour tous les acteurs du marché, garantissant ainsi une concurrence non faussée.
B. L’appréciation objective du critère de la valeur substantielle
La Cour se prononce ensuite sur le troisième motif de refus, visant un signe constitué exclusivement par la forme qui donne une valeur substantielle au produit. Elle précise que ce motif « peut s’appliquer à un signe constitué exclusivement par la forme d’un produit ayant plusieurs caractéristiques pouvant lui conférer différentes valeurs substantielles ». Ce faisant, elle admet que la valeur substantielle peut résulter non pas d’un seul élément déterminant, mais d’une combinaison de caractéristiques esthétiques ou attractives.
Surtout, la Cour minimise l’importance de la perception du public dans l’évaluation de cette valeur. Elle énonce que « la perception de la forme du produit par le public ciblé ne constitue qu’un seul des éléments d’appréciation aux fins de déterminer l’applicabilité du motif de refus en cause ». Cette approche objective l’analyse en la détachant d’un critère subjectif et fluctuant. La valeur substantielle doit être recherchée dans les qualités intrinsèques de la forme elle-même, indépendamment de la renommée que la marque aurait pu acquérir. Cette interprétation est essentielle pour maintenir une frontière claire avec le droit des dessins et modèles, qui a vocation à protéger l’apparence des produits pour une durée limitée.
II. L’affirmation de l’autonomie des motifs de refus
Au-delà de l’interprétation de chaque motif, la Cour de justice structure leur articulation. Elle impose une application strictement alternative de ces motifs (A), ce qui a pour portée de réaffirmer la séparation des différents régimes de protection de la propriété intellectuelle (B).
A. L’application impérativement alternative des motifs de refus
La Cour répond de manière négative et sans ambiguïté à la question de l’application combinée des différents motifs d’exclusion. Elle juge en effet que « les motifs de refus à l’enregistrement énoncés aux premier et troisième tirets de cette disposition ne peuvent pas s’appliquer de manière combinée ». Cette position consacre l’autonomie et la spécificité de chaque motif de refus. Chaque exclusion poursuit un objectif distinct et répond à une logique propre qui ne saurait être confondue.
Le premier motif vise à empêcher la monopolisation de caractéristiques fonctionnelles ou techniques, tandis que le troisième a pour but d’éviter que le droit des marques ne serve à protéger indéfiniment des créations esthétiques. Les confondre créerait une insécurité juridique et aboutirait à un motif de refus hybride non prévu par le législateur de l’Union. La Cour impose donc à l’examinateur ou au juge une rigueur analytique. Il doit identifier précisément le fondement de son refus, soit sur le terrain de la fonctionnalité, soit sur celui de la valeur substantielle, mais ne peut cumuler les deux pour motiver sa décision.
B. La portée de la décision : le renforcement des frontières entre droits de propriété intellectuelle
En définissant strictement les contours de chaque exclusion et en interdisant leur application cumulative, la Cour de justice consolide l’architecture du système de la propriété intellectuelle. Cette décision rappelle que le droit des marques a pour fonction essentielle de garantir au consommateur l’origine du produit ou du service. Il ne saurait être détourné de cette finalité pour conférer une protection qui relève d’autres régimes juridiques. La forme d’un produit dont l’attrait réside dans sa technicité doit être protégée par le brevet, tandis que celle dont la valeur est principalement esthétique relève du droit des dessins et modèles ou du droit d’auteur.
La solution retenue par la Cour a donc une portée de principe. Elle s’inscrit dans une jurisprudence constante visant à empêcher l’utilisation du droit des marques pour obtenir une protection perpétuelle sur des créations techniques ou ornementales. En clarifiant les critères et en imposant une application distributive des motifs de refus, la Cour de justice garantit l’équilibre et la cohérence de l’ensemble des droits de propriété intellectuelle, évitant ainsi un chevauchement des monopoles qui serait préjudiciable à la libre concurrence et à l’innovation.