Cour de justice de l’Union européenne, le 19 avril 2012, n°C-461/10

Par un arrêt rendu le 15 mars 2011, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur l’articulation entre la protection des droits de propriété intellectuelle et la confidentialité des données dans le secteur des communications électroniques. En l’espèce, des titulaires de droits d’auteur sur des livres audio avaient constaté que leurs œuvres étaient partagées sans leur autorisation par l’intermédiaire d’un serveur FTP. Ayant identifié l’adresse de protocole internet (IP) utilisée pour l’infraction, ils ont saisi les juridictions suédoises afin d’obtenir d’un fournisseur d’accès à internet qu’il leur communique l’identité de l’abonné correspondant à cette adresse IP. Le tribunal de première instance de Solna a fait droit à cette demande, mais la cour d’appel de Svea a infirmé la décision, estimant que les preuves de l’atteinte au droit d’auteur n’étaient pas suffisantes. Saisie d’un pourvoi, la Cour suprême de Suède a sursis à statuer et a posé plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice, s’interrogeant sur la compatibilité d’une telle injonction de communication avec le droit de l’Union, et notamment avec la directive 2006/24 sur la conservation des données. La question de droit posée à la Cour était donc de savoir si la directive 2006/24, qui encadre la conservation des données de connexion à des fins de lutte contre la criminalité grave, s’opposait à une législation nationale permettant, dans le cadre d’une procédure civile, d’enjoindre à un fournisseur de services de communiquer à un titulaire de droit d’auteur l’identité d’un abonné suspecté d’infraction. La Cour de justice a répondu par la négative, en jugeant que la directive 2006/24 ne trouvait pas à s’appliquer dans une telle situation, laquelle relève en réalité des directives 2002/58 et 2004/48. Elle a précisé qu’une législation nationale est conforme à ces dernières si elle ménage un juste équilibre entre la protection du droit d’auteur et celle du droit à la vie privée. La Cour délimite ainsi strictement le régime dérogatoire de la conservation des données (I), pour mieux réaffirmer la nécessité d’une mise en balance des droits fondamentaux dans le cadre du contentieux civil (II).

I. L’exclusion du contentieux civil du droit d’auteur du champ de la conservation des données

La Cour de justice opère une lecture rigoureuse du champ d’application de la directive 2006/24, la cantonnant à sa finalité pénale spécifique (A), ce qui a pour conséquence directe de la rendre inapplicable à un litige civil visant la protection de droits de propriété intellectuelle (B).

A. Une interprétation stricte du champ d’application matériel de la directive 2006/24

La Cour rappelle que l’objet de la directive 2006/24, tel qu’énoncé à son article 1er, est d’harmoniser les obligations des fournisseurs de services de communications électroniques « en vue de garantir la disponibilité de ces données à des fins de recherche, de détection et de poursuite d’infractions graves ». Le texte établit ainsi un régime de conservation de données dérogatoire au principe de confidentialité des communications. Ce régime est spécifiquement et exclusivement orienté vers la lutte contre la grande criminalité, telle que définie par chaque droit national.

Par conséquent, l’accès aux données conservées sur ce fondement est strictement réservé. La Cour souligne que, conformément à l’article 4 de cette même directive, les données ainsi collectées « ne peuvent être transmises qu’aux autorités nationales compétentes, dans des cas précis et conformément au droit interne ». La finalité et les destinataires des informations sont donc limitativement énumérés, ce qui empêche toute extension de ce dispositif à d’autres fins ou au profit d’autres acteurs, fussent-ils des titulaires de droits cherchant à défendre leur propriété. La directive 2006/24 constitue une réglementation spéciale qui ne saurait être interprétée de manière extensive.

B. L’inapplicabilité consécutive au litige civil entre personnes privées

Dès lors que le champ d’application de la directive 2006/24 est ainsi circonscrit, il ne peut couvrir la situation de l’espèce. Le litige au principal ne s’inscrit pas dans le cadre d’une procédure pénale visant une infraction grave, mais dans celui d’une action civile intentée par des personnes privées, titulaires de droits d’auteur, contre une autre personne privée. L’objectif n’est pas la répression d’une infraction pénale par une autorité publique, mais la cessation d’une atteinte à un droit de propriété intellectuelle et l’identification de son auteur à des fins de réparation civile.

La Cour en déduit logiquement que « ladite législation ne relève donc pas du champ d’application ratione materiae de la directive 2006/24 ». Cette conclusion rend sans objet la seconde question préjudicielle relative à l’absence de transposition de la directive par l’État membre concerné dans les délais. L’inapplicabilité de la directive au litige rend en effet indifférent le fait que l’État ait ou non transposé ce texte. En écartant ce régime spécial, la Cour se tourne vers le cadre juridique général régissant la matière.

II. La réaffirmation du principe de juste équilibre dans le cadre de la protection de la vie privée électronique

Après avoir écarté la directive sur la conservation des données, la Cour se fonde sur le droit commun de la protection des données personnelles pour résoudre le litige (A), validant ainsi les législations nationales qui organisent une pondération effective entre les droits fondamentaux en présence (B).

A. Le basculement vers le cadre général de la protection des données personnelles

Afin de fournir une réponse utile à la juridiction de renvoi, la Cour réoriente son analyse vers les textes pertinents, à savoir la directive 2002/58 sur la vie privée et les communications électroniques et la directive 2004/48 relative au respect des droits de propriété intellectuelle. Elle constate que la communication de l’identité d’un abonné à partir de son adresse IP constitue bien un traitement de données à caractère personnel relevant de la directive 2002/58.

S’appuyant sur sa jurisprudence antérieure, notamment l’arrêt `Promusicae`, la Cour rappelle que ces directives n’imposent ni n’interdisent aux États membres de prévoir une obligation de communication de données personnelles dans le cadre d’une procédure civile pour atteinte au droit d’auteur. Elles leur laissent une marge d’appréciation. Cependant, si un État membre choisit de mettre en place un tel mécanisme, il doit le faire dans le respect des principes généraux du droit de l’Union, et notamment des droits fondamentaux.

B. La validation des législations nationales assurant la pondération des droits fondamentaux

Le cœur de la décision réside dans l’exigence d’un « juste équilibre entre les différents droits fondamentaux protégés par l’ordre juridique de l’Union ». Sont ici en conflit le droit de propriété intellectuelle, qui est une composante du droit de propriété, et le droit au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel. La Cour examine donc si la législation suédoise en cause permet au juge national de réaliser cette mise en balance.

Elle observe que la loi suédoise subordonne l’injonction de communication à plusieurs conditions : l’existence d’« indices réels d’atteinte à un droit de propriété intellectuelle », la nécessité des informations pour l’enquête, et une condition de proportionnalité selon laquelle « les raisons motivant cette injonction sont d’un intérêt supérieur aux inconvénients » qu’elle entraîne. La Cour estime qu’un tel dispositif « permet à la juridiction nationale saisie […] de pondérer, en fonction des circonstances de chaque espèce et en tenant dûment compte des exigences résultant du principe de proportionnalité, les intérêts opposés en présence ». Une telle législation est donc, en principe, apte à assurer l’équilibre requis et est conforme au droit de l’Union.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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