Dans un arrêt rendu par sa quatrième chambre, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions dans lesquelles une juridiction nationale suprême peut statuer sur une action en responsabilité de l’État pour une violation du droit de l’Union qu’elle aurait elle-même commise. En l’espèce, une société de télécommunications s’était vu notifier un avis d’imposition rectificatif en matière de taxe sur la valeur ajoutée par l’administration fiscale bulgare. Cette dernière considérait que la fourniture de cartes prépayées à des sociétés roumaines constituait une prestation de services imposable en Bulgarie. Saisi du litige, le tribunal administratif de la ville de Sofia avait confirmé l’avis d’imposition, mais en requalifiant l’opération en livraison de biens. Cette solution fut entérinée par un arrêt définitif de la Cour administrative suprême en 2014. Cinq ans plus tard, invoquant une violation manifeste du droit de l’Union, notamment à la lumière d’une jurisprudence de la Cour de justice, la société a engagé une action en responsabilité contre l’administration fiscale et la Cour administrative suprême elle-même. Son action fut rejetée en première instance par le tribunal administratif de la ville de Sofia en 2022. La société a alors formé un pourvoi en cassation devant la Cour administrative suprême. C’est dans ce contexte que cette dernière, doutant de sa propre impartialité pour juger une affaire où elle est partie défenderesse, a saisi la Cour de justice à titre préjudiciel.
Il était ainsi demandé à la Cour de justice si l’article 19, paragraphe 1, du Traité sur l’Union européenne et l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne s’opposent à une réglementation nationale en vertu de laquelle une juridiction connaît en dernière instance d’une affaire relative à la responsabilité de l’État découlant d’une violation du droit de l’Union du fait d’un de ses propres arrêts, alors même que cette juridiction a la qualité de défenderesse.
La Cour répond par la négative, sous réserve que des garanties suffisantes soient en place. Elle juge que le droit de l’Union ne s’oppose pas à une telle organisation judiciaire « pourvu que cette réglementation nationale et les mesures prises pour le traitement de cette affaire permettent d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’indépendance et à l’impartialité de la juridiction concernée ». La Cour admet ainsi le principe de la compétence d’une juridiction à statuer sur une affaire la visant (I), tout en subordonnant cette compétence à l’existence de garanties objectives et fonctionnelles strictes destinées à assurer une protection juridictionnelle effective (II).
I. La validation de principe de la compétence de la juridiction nationale
La Cour de justice de l’Union européenne adopte une approche pragmatique en validant la compétence d’une juridiction suprême pour connaître d’une action en responsabilité de l’État fondée sur ses propres décisions. Cette validation repose d’une part sur le principe de l’autonomie procédurale des États membres et la nature de la responsabilité engagée (A), et d’autre part sur une dissociation entre le statut de l’institution et la composition de la formation de jugement (B).
A. La primauté de l’autonomie procédurale et de la responsabilité étatique
La Cour rappelle un principe cardinal de l’ordre juridique de l’Union, selon lequel « il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours en justice ». Cette autonomie procédurale autorise un État membre à attribuer à sa juridiction suprême la compétence pour connaître des actions en responsabilité découlant de violations du droit de l’Union, y compris lorsque ces violations lui sont imputables. L’intervention de la Cour ne se justifie qu’en cas d’atteinte à la protection effective des droits que les justiciables tirent de l’Union.
De plus, la Cour souligne que l’action en réparation ne vise pas la responsabilité personnelle du juge, mais bien celle de l’État. Ce mécanisme ne présente pas, en soi, un risque particulier pour l’indépendance de la juridiction. La menace d’une mise en cause de l’État pour une décision juridictionnelle contraire au droit de l’Union est inhérente au système de responsabilité extracontractuelle pour violation du droit de l’Union et ne saurait, par principe, paralyser l’organisation judiciaire nationale.
B. La dissociation entre la juridiction en tant que partie et la formation de jugement
La Cour procède à une analyse fonctionnelle pour déterminer si la qualité de défenderesse de la juridiction suprême vicie nécessairement son impartialité. Elle observe que ce seul statut procédural « n’est pas de nature à remettre en cause l’impartialité de cette juridiction ». Pour justifier cette position, elle établit une analogie avec son propre fonctionnement. La Cour de justice de l’Union européenne peut elle-même être partie défenderesse à une instance sans que cela n’entache sa capacité à juger.
Toutefois, cette tolérance est assortie d’une condition essentielle : « les membres de la formation de jugement saisie dudit litige en dernière instance n’aient participé en aucune manière à la défense de ladite juridiction en première instance ». L’impartialité est ainsi préservée par une séparation stricte entre les fonctions administratives de représentation de l’institution en justice et les fonctions purement juridictionnelles. Le fait que la défense ait été assurée par un fonctionnaire mandaté par le président de la juridiction, sans implication des juges du siège, constitue une garantie suffisante à cet égard.
II. Les garanties substantielles du droit à un tribunal impartial
Si la Cour valide le principe de compétence, elle l’assortit de conditions strictes qui constituent le cœur de sa décision. L’appréciation de l’impartialité doit reposer sur des éléments objectifs visant à écarter tout doute légitime. Ces garanties s’articulent autour d’une exigence de séparation fonctionnelle des formations de jugement (A) et d’une analyse des conditions statutaires et matérielles de l’indépendance des juges (B).
A. L’exigence d’une séparation organique des formations de jugement
La Cour insiste sur un point fondamental pour garantir l’impartialité objective : la composition de la formation de jugement qui statue sur l’action en responsabilité. S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, elle relève que l’impartialité serait compromise si « les mêmes juges auraient à se prononcer, dans une instance donnée, sur la question de savoir s’ils ont commis des erreurs d’interprétation ou d’application du droit dans une décision antérieure ». Le juge ne peut être celui de sa propre cause, non pas en tant qu’institution, mais en tant que personne physique ayant déjà tranché.
La Cour transpose cette exigence dans le droit de l’Union en rappelant sa propre jurisprudence. Elle a en effet déjà jugé que le droit à un tribunal impartial est respecté lorsque le Tribunal de l’Union, saisi d’une demande en indemnité, statue « dans une formation différente de celle ayant eu à connaître du litige qui a donné lieu à la procédure dont la durée est critiquée ». En l’espèce, la Cour constate qu’aucun des juges de la formation de renvoi n’avait siégé dans celle qui avait rendu l’arrêt de 2014. Cette séparation organique est une condition déterminante pour écarter tout soupçon de partialité.
B. L’appréciation des garanties objectives d’indépendance
Au-delà de la composition des formations de jugement, l’impartialité repose sur un ensemble de garanties statutaires et matérielles. La Cour rappelle que les règles applicables aux juges doivent permettre d’exclure non seulement les influences directes, mais aussi les « formes d’influence plus indirecte susceptibles d’orienter les décisions des juges concernés ». Il s’agit de préserver la confiance que la justice doit inspirer aux justiciables.
La Cour examine donc les éléments concrets fournis par la juridiction de renvoi. Elle relève que rien n’indique que les juges de la Cour administrative suprême ne bénéficient pas des garanties statutaires bulgares assurant leur indépendance. Surtout, elle attache une importance particulière à l’indépendance financière. Le fait que « la rémunération et les conditions d’emploi de ces juges ne dépendent pas du paiement d’éventuels dommages et intérêts par cette juridiction » est un facteur essentiel. Les règles budgétaires qui prévoient que l’indemnisation est imputée sur un budget spécifique, qui peut être augmenté si nécessaire, empêchent qu’un intérêt financier, même indirect, puisse peser sur la décision des juges.