Par un arrêt du 19 décembre 2024, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie d’un renvoi préjudiciel par la Cour d’appel de Bacău, s’est prononcée sur l’interprétation de la notion de « dépense éligible » dans le cadre du Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche. En l’espèce, une société bénéficiaire d’une aide financière pour la modernisation de son unité aquacole avait vu son projet cofinancé par une contribution en nature, consistant en un terrain et les constructions y afférentes. Le projet financé par l’Union portait exclusivement sur l’acquisition d’équipements technologiques destinés à cette exploitation, sans qu’aucune intervention ne soit prévue sur les biens immobiliers eux-mêmes. À la suite d’un audit de la Commission européenne relevant des irrégularités, l’autorité de gestion nationale a émis un procès-verbal de constatation d’irrégularités et de détermination de créances budgétaires, considérant que cette contribution en nature n’était pas éligible. La société a contesté cette décision devant la juridiction nationale, qui a interrogé la Cour sur la compatibilité d’une telle contribution avec le droit de l’Union. Le problème de droit soulevé consistait à déterminer si une contribution en nature sous forme de terrains et de constructions peut constituer une dépense éligible pour un projet de modernisation, lorsque celui-ci se limite à l’achat de matériel et d’équipements pour l’exploitation située sur ces mêmes biens. La Cour a répondu par la négative, estimant qu’une telle contribution « ne relève pas de la notion de “dépense éligible” » dès lors qu’elle ne présente pas de lien direct avec l’opération financée. Cette solution vient préciser les conditions d’éligibilité des contributions en nature (I), tout en réaffirmant le rôle central du principe de bonne gestion financière (II).
I. La clarification des conditions d’éligibilité d’une contribution en nature
La Cour de justice affine les critères d’éligibilité d’une contribution non monétaire en se fondant sur l’objet même de l’opération subventionnée. Elle établit ainsi une distinction claire entre les éléments constituant une condition préalable au projet et ceux qui en sont une composante directe, subordonnant l’éligibilité à l’existence d’un lien nécessaire entre la contribution et l’opération financée (A) et faisant de la nature opérationnelle du projet le critère décisif de cette appréciation (B).
A. Le lien nécessaire entre la contribution et l’opération financée
La Cour juge qu’une dépense doit être directement liée à l’activité entreprise pour pouvoir être considérée comme éligible. Si les règlements applicables, notamment l’article 69 du règlement (UE) n° 1303/2013, n’exigent pas explicitement un « lien direct », la Cour déduit cette condition des principes généraux qui gouvernent l’utilisation des fonds de l’Union. Elle opère une distinction fondamentale entre les moyens qui sont une condition d’existence du projet et ceux qui participent à sa réalisation effective. En l’occurrence, le terrain et les constructions constituaient le support de l’activité aquacole, un prérequis indispensable, mais non l’objet de l’opération de modernisation. Cette dernière « consistant uniquement en l’acquisition d’équipements, de machines technologiques et de matériel », la contribution immobilière n’entretenait avec elle aucun rapport direct de causalité ou de nécessité opérationnelle. L’apport en nature, bien que valorisé comptablement, ne représentait donc pas un coût directement imputable à la modernisation telle que définie dans la demande de financement.
B. La nature opérationnelle du projet comme critère décisif
Le raisonnement de la Cour repose entièrement sur la définition stricte du projet financé. Le périmètre de l’opération, tel que soumis par le bénéficiaire et approuvé par l’autorité de gestion, se limitait à l’achat de biens mobiliers. Aucune dépense n’était envisagée pour des travaux sur les terrains ou les bâtiments existants. C’est cette limitation de l’objet du projet qui rend la contribution en nature inéligible. La Cour souligne en effet que la demande de financement ne spécifiait pas « que le projet visait à intervenir directement sur ce terrain et ces constructions ». Une solution différente aurait pu être envisagée si le projet avait inclus, par exemple, la rénovation des bassins ou l’aménagement du terrain pour accueillir les nouveaux équipements. La décision met ainsi en lumière que l’éligibilité d’une contribution s’apprécie au regard de la nature concrète des actions entreprises, et non de leur finalité générale. Le terrain était le lieu de la modernisation, mais non son objet.
Cette interprétation restrictive de la notion de dépense éligible trouve son fondement dans un principe cardinal du droit budgétaire de l’Union, que la Cour rappelle avec force.
II. La consolidation du principe de bonne gestion financière
L’arrêt du 19 décembre 2024 réaffirme la prééminence du principe de bonne gestion financière comme outil d’interprétation du droit dérivé. La Cour se sert du principe d’efficience pour guider son analyse de la notion de dépense éligible (A) et rappelle, par voie de conséquence, les obligations qui incombent aux autorités de gestion nationales dans le contrôle de son respect (B).
A. Le principe d’efficience comme guide d’interprétation
Pour justifier l’exigence d’un lien direct, la Cour s’appuie explicitement sur le principe de bonne gestion financière, tel que défini à l’article 33 du règlement financier (UE, Euratom) 2018/1046. Elle met en exergue le principe d’efficience, qui « vise le meilleur rapport entre les moyens mis en œuvre, les activités entreprises et la réalisation des objectifs ». Appliqué au cas d’espèce, ce principe implique qu’une dépense ne peut être éligible que si elle contribue de manière effective à la réalisation de l’opération financée. Accepter comme éligible une contribution en nature sans lien direct avec les activités prévues reviendrait à fausser ce rapport, en intégrant dans la base de calcul du cofinancement des éléments qui ne concourent pas à l’objectif opérationnel. Le principe de bonne gestion financière n’est donc pas une simple clause de style, mais une norme d’interprétation qui permet de combler les silences des textes spécifiques et d’assurer une utilisation rigoureuse des fonds européens.
B. La responsabilité de l’autorité de gestion dans le contrôle de la conformité
En filigrane, la décision souligne la responsabilité première de l’autorité de gestion, chargée en vertu de l’article 125 du règlement (UE) n° 1303/2013 de s’assurer de la conformité des opérations sélectionnées. C’est à elle qu’il incombait de vérifier, dès l’instruction de la demande, que le meilleur rapport existait « entre les moyens mis en œuvre, les activités entreprises et les objectifs poursuivis ». L’audit de la Commission et la correction financière qui s’ensuit ne sont que la conséquence d’une appréciation initiale erronée de la part de l’autorité nationale. Cet arrêt rappelle donc que l’approbation d’un projet de financement ne constitue pas une garantie absolue pour le bénéficiaire. La correcte application du droit de l’Union, notamment des principes budgétaires fondamentaux, peut être contrôlée a posteriori, et toute erreur d’interprétation, même de la part de l’autorité de gestion, peut conduire à une récupération des fonds indûment versés.