Cour de justice de l’Union européenne, le 19 juillet 2012, n°C-154/11

Dans un arrêt rendu en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur l’interprétation du règlement (CE) n° 44/2001, dit « Bruxelles I », concernant la compétence judiciaire en matière civile et commerciale. Cette décision a pour origine un litige opposant un travailleur à son employeur, un État tiers, au sujet de l’exécution de son contrat de travail au sein de l’ambassade de cet État située dans un État membre.

Un ressortissant de double nationalité, résidant en Allemagne, fut engagé en qualité de chauffeur par l’ambassade d’un État tiers à Berlin. Le contrat de travail, rédigé en langue française, contenait une clause attribuant une compétence exclusive aux juridictions de l’État employeur pour tout différend. À la suite d’un désaccord portant sur la rémunération d’heures supplémentaires, le travailleur a saisi l’Arbeitsgericht Berlin. Peu après, il fut licencié et étendit sa demande à la contestation de la légalité de la rupture de son contrat.

L’État employeur a soulevé une exception d’incompétence, invoquant à la fois son immunité de juridiction et la clause attributive de juridiction stipulée au contrat. En première instance, l’Arbeitsgericht Berlin, par un jugement du 2 juillet 2008, a accueilli l’exception, considérant que les activités du requérant se rattachaient aux fonctions diplomatiques de l’ambassade et échappaient donc à la compétence des juridictions allemandes. Le travailleur a interjeté appel devant le Landesarbeitsgericht Berlin-Brandenburg qui, par un arrêt du 14 janvier 2009, a infirmé la décision. Cette juridiction a jugé que les tâches de chauffeur constituaient une activité auxiliaire ne relevant pas de l’exercice de l’autorité publique et que, par conséquent, l’État employeur ne bénéficiait pas de l’immunité de juridiction. Elle a en outre écarté la clause attributive de juridiction comme étant non conforme à l’article 21 du règlement n° 44/2001. Saisi d’un pourvoi en « Revision », le Bundesarbeitsgericht a, par une décision du 1er juillet 2010, cassé l’arrêt d’appel et renvoyé l’affaire, enjoignant à la juridiction de renvoi de qualifier précisément les activités du travailleur pour déterminer si elles relevaient des fonctions souveraines de l’État employeur. C’est dans ce contexte que le Landesarbeitsgericht Berlin-Brandenburg a décidé de poser à la Cour de justice deux questions préjudicielles.

Il s’agissait de déterminer, d’une part, si l’ambassade d’un État tiers dans un État membre constitue un « établissement » au sens de l’article 18, paragraphe 2, du règlement n° 44/2001. D’autre part, il était demandé si une clause attributive de juridiction, conclue antérieurement au litige et désignant les tribunaux d’un État tiers, pouvait écarter la compétence découlant des articles 18 et 19 du même règlement.

La Cour de justice répond par l’affirmative à la première question, tout en posant une condition tenant à la nature des fonctions exercées par le travailleur. Elle précise qu’une ambassade constitue un « établissement » lorsque les tâches accomplies par l’employé ne relèvent pas de l’exercice de la puissance publique. Concernant la seconde question, la Cour juge qu’une telle clause attributive de juridiction n’est valable que si elle offre au travailleur une faculté supplémentaire de saisir d’autres juridictions, sans pour autant exclure celles qui sont compétentes en vertu du règlement. La solution apportée par la Cour précise ainsi la notion d’établissement dans un contexte diplomatique (I), avant de définir strictement la portée des conventions attributives de juridiction en droit du travail (II).

I. LA QUALIFICATION D’ÉTABLISSEMENT APPLIQUÉE À L’AMBASSADE D’UN ÉTAT TIERS

La Cour de justice adopte une interprétation large de la notion d’établissement, fidèle à l’objectif de protection du travailleur, tout en la conditionnant au respect des principes du droit international public. Pour ce faire, elle recourt à une définition autonome de cette notion (A), qu’elle subordonne ensuite à une analyse fonctionnelle des activités du salarié (B).

A. L’interprétation autonome et téléologique de la notion d’établissement

La Cour rappelle d’emblée que les notions juridiques du règlement n° 44/2001 doivent recevoir une interprétation autonome, commune à l’ensemble des États membres, afin d’assurer la pleine efficacité du texte. Pour définir les termes de « succursale », « agence » ou « tout autre établissement », elle se réfère à sa jurisprudence antérieure relative à la Convention de Bruxelles, dont le règlement assure la continuité. La Cour énonce ainsi que la notion « suppose l’existence d’un centre d’opérations qui se manifeste d’une façon durable vers l’extérieur, comme le prolongement d’une maison mère ». Ce centre doit en outre être pourvu d’une direction et matériellement équipé pour négocier avec des tiers.

Appliquant ces critères au cas d’espèce, la Cour considère qu’une ambassade peut être assimilée à un tel centre d’opérations, puisqu’elle assure la représentation et l’identification de l’État accréditant. De plus, le litige, portant sur un contrat de travail, présente un lien suffisant avec le fonctionnement de l’ambassade en matière de gestion de son personnel. Cette interprétation est guidée par la finalité de la section 5 du règlement, qui vise, selon le considérant 13, à « protéger la partie contractante la plus faible au moyen de règles de compétence plus favorables aux intérêts de cette partie ». En qualifiant l’ambassade d’établissement, la Cour permet au travailleur d’attraire son employeur, même s’il s’agit d’un État tiers, devant les juridictions de l’État membre où se situe cet établissement.

B. La subordination de la qualification à la nature des fonctions exercées par le travailleur

Toutefois, la Cour n’accorde pas une portée absolue à cette qualification. Elle y apporte une limitation majeure en se fondant sur les principes de droit international coutumier relatifs à l’immunité de juridiction des États. La Cour reconnaît que cette immunité, bien que n’étant pas absolue, s’applique lorsque le litige porte sur des actes de souveraineté accomplis *iure imperii*. En revanche, elle peut être écartée pour des actes de gestion relevant du droit privé, accomplis *iure gestionis*.

La Cour en déduit que le règlement n° 44/2001 est applicable à un litige opposant un travailleur à un État tiers « lorsque la juridiction saisie constate que les fonctions exercées par ce travailleur ne relèvent pas de l’exercice de la puissance publique ». Par cette précision, la Cour opère une articulation délicate entre le droit de l’Union et le droit international. Elle confère au juge national la responsabilité de déterminer la nature des fonctions du salarié. Si ces fonctions, comme celles de chauffeur, ne participent pas à l’exercice de la puissance publique, l’immunité est écartée et l’ambassade peut être considérée comme un établissement pour l’application du règlement. Cette solution pragmatique préserve la souveraineté des États tiers pour leurs activités régaliennes tout en garantissant l’accès à la justice pour les employés locaux engagés dans des tâches de gestion courante.

II. L’ENCADREMENT STRICT DE LA VALIDITÉ DES CLAUSES ATTRIBUTIVES DE JURIDICTION

Après avoir établi la compétence potentielle des juridictions de l’État membre, la Cour se penche sur la validité de la clause contractuelle dérogeant à cette compétence. Elle rejette fermement l’idée qu’une telle clause puisse priver le travailleur des fors prévus par le règlement (A), tout en admettant sa validité si elle se présente comme une simple option (B).

A. Le rejet des clauses attributives de juridiction exclusives et antérieures au litige

La Cour interprète l’article 21 du règlement à la lumière de l’objectif de protection du travailleur. Cette disposition prévoit que les conventions attributives de juridiction ne sont valables que si elles sont postérieures à la naissance du différend ou si, étant antérieures, elles « permettent au travailleur de saisir d’autres tribunaux ». Analysant cette seconde hypothèse, la Cour juge qu’une telle convention ne peut avoir pour effet d’exclure la compétence des tribunaux prévus aux articles 18 et 19 du règlement.

Selon la Cour, une clause valable est une clause qui élargit les options du travailleur et non qui les restreint. Par conséquent, une clause qui écarterait les fors de protection, comme celui du lieu de travail habituel, au profit exclusif d’une autre juridiction, est contraire à l’esprit et à la lettre de l’article 21. La Cour affirme qu’une telle convention « a donc pour effet non pas d’exclure la compétence de ces derniers, mais d’élargir la possibilité du travailleur de choisir parmi plusieurs juridictions compétentes ». En l’espèce, la clause prévoyant la compétence exclusive des tribunaux algériens est donc jugée inopposable au travailleur en ce qu’elle vise à le priver de la possibilité de saisir les juridictions allemandes, compétentes en vertu de l’article 19, paragraphe 2, du règlement.

B. L’admission des clauses attributives de juridiction optionnelles, y compris vers des États tiers

La Cour ne prononce cependant pas une interdiction générale des clauses attributives de juridiction. Elle précise qu’une telle clause, même conclue avant le litige, peut être valide si elle se contente d’offrir une option supplémentaire au travailleur. Le terme « permettre », utilisé à l’article 21, est interprété comme ouvrant une faculté et non comme imposant une contrainte. Ainsi, une clause qui donnerait au salarié le choix de saisir, en plus des tribunaux compétents en vertu du règlement, une autre juridiction, serait parfaitement conforme au texte.

La Cour ajoute qu’il importe peu que cette juridiction optionnelle soit située dans un État tiers. Elle énonce qu’une convention attributive de compétence est valable « dans la mesure où elle offre la possibilité au travailleur de saisir, en sus des juridictions normalement compétentes […], d’autres juridictions, y compris, le cas échéant, des juridictions situées en dehors de l’Union ». Cette précision est essentielle car elle reconnaît une certaine marge à l’autonomie de la volonté des parties, à la condition expresse que cette liberté contractuelle ne se retourne pas contre la partie faible. La clause du contrat en cause n’est donc pas nulle en soi, mais son effet est redéfini : elle ne peut qu’offrir une alternative au travailleur, qui conserve le droit de saisir les juridictions que le droit de l’Union a désignées pour le protéger.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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