Cour de justice de l’Union européenne, le 19 juillet 2012, n°C-278/12

Par un arrêt rendu en réponse à une question préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions dans lesquelles des contrôles d’identité peuvent être menés par un État membre à proximité d’une frontière intérieure sans enfreindre le principe de la libre circulation des personnes. En l’espèce, un ressortissant d’un pays tiers a fait l’objet d’un contrôle par la maréchaussée royale néerlandaise à bord d’un autobus, dans une zone de vingt kilomètres de la frontière terrestre avec l’Allemagne. Ce contrôle, fondé sur une réglementation nationale visant à lutter contre le séjour illégal, a été effectué en l’absence de toute suspicion individualisée concernant son comportement. Suite à son interpellation, l’individu a été placé en rétention administrative, mesure qu’il a contestée au motif que le contrôle dont il avait fait l’objet constituait une vérification aux frontières prohibée par le droit de l’Union. Saisie en dernière instance, et constatant une divergence d’interprétation au sein des juridictions nationales, la section du contentieux administratif du Raad van State a interrogé la Cour sur la compatibilité d’une telle législation nationale avec les articles 20 et 21 du règlement n° 562/2006, dit Code frontières Schengen. Il s’agissait de déterminer si une législation autorisant des contrôles dans une zone frontalière, sur la base d’informations générales et d’expérience relatives au séjour illégal et encadrés par des limitations de fréquence et d’intensité, a un effet équivalent à une vérification aux frontières. La Cour y répond par la négative, estimant qu’une telle réglementation n’est pas contraire au droit de l’Union, à la condition que les limitations prévues soient suffisamment précises pour garantir que l’exercice pratique de cette compétence ne déroge pas à l’interdiction des contrôles aux frontières intérieures.

I. La légalité des contrôles subordonnée à leur nature et à leur encadrement

La Cour de justice fonde sa décision sur une distinction fondamentale entre les vérifications aux frontières, systématiquement interdites, et l’exercice des compétences de police, qui demeurent autorisées sous de strictes conditions. Elle valide ainsi un dispositif national qui, bien que dérogatoire au droit commun des contrôles sur le territoire, est assorti de garanties jugées suffisantes pour prévenir les abus.

A. La distinction maintenue entre vérification à la frontière et contrôle de police

La Cour réaffirme avec clarté le principe posé à l’article 20 du Code frontières Schengen, selon lequel « les frontières intérieures peuvent être franchies en tout lieu sans que des vérifications aux frontières soient effectuées sur les personnes ». Elle rappelle toutefois que, conformément à l’article 21, la suppression de ces contrôles « ne porte pas atteinte à l’exercice des compétences de police par les autorités compétentes de l’État membre ». La légalité des contrôles effectués à l’intérieur du territoire, y compris dans les zones frontalières, dépend donc de leur finalité et de leurs modalités, qui ne doivent pas avoir un « effet équivalent à celui des vérifications aux frontières ».

En l’espèce, la Cour estime que les contrôles en cause ne constituent pas des vérifications aux frontières, car ils ne sont pas effectués au moment même du franchissement de la frontière mais à l’intérieur du territoire national. De plus, leur objectif principal, la lutte contre le séjour illégal, se distingue de celui des vérifications aux frontières, qui visent à « s’assurer que les personnes peuvent être autorisées à entrer sur le territoire des États membres ou à le quitter ». Le fait que la lutte contre le séjour illégal ne soit pas explicitement mentionnée parmi les objectifs légitimes listés à l’article 21, sous a), du règlement n’est pas dirimant, la Cour soulignant le caractère non exhaustif de cette liste.

B. L’encadrement strict des contrôles comme garantie contre l’effet équivalent

Ayant établi que les contrôles relevaient bien de l’exercice des compétences de police, la Cour examine si leur mise en œuvre concrète ne les rend pas pour autant assimilables à des vérifications aux frontières. Elle juge que le fait que ces contrôles soient plus intenses dans une zone frontalière ou qu’ils ne reposent pas sur une présomption de séjour illégal individualisée, contrairement aux contrôles sur le reste du territoire, ne suffit pas à les invalider. En effet, le règlement autorise explicitement que les mesures de police soient « fondées sur des informations générales et l’expérience des services de police ».

L’élément décisif pour la Cour réside dans les limitations précises et détaillées qui encadrent la compétence des autorités. La législation néerlandaise est jugée conforme car elle prévoit un cadre strict : les contrôles sont limités géographiquement à une zone de vingt kilomètres, leur durée est plafonnée à « 90 heures par mois et six heures par jour au maximum » sur une route donnée, et ils ne doivent viser qu’« une partie seulement des moyens de transport qui passent ». Ces contraintes assurent, selon la Cour, que les contrôles demeurent sélectifs, qu’ils sont « réalisés à l’improviste » et qu’ils sont « conçus et exécutés d’une manière clairement distincte des vérifications systématiques des personnes effectuées aux frontières extérieures ».

II. La portée d’une solution d’équilibre entre libre circulation et prérogatives étatiques

En validant un tel dispositif, la Cour de justice consacre une solution pragmatique qui cherche à concilier l’acquis fondamental de la libre circulation avec les responsabilités des États en matière de sécurité intérieure. Cette approche, si elle offre une marge de manœuvre aux autorités nationales, comporte néanmoins des risques qui appellent à une vigilance constante quant à son application pratique.

A. La consécration d’un équilibre entre liberté de circulation et impératifs de sécurité

La décision commentée illustre la volonté de la Cour de ne pas interpréter la suppression des contrôles aux frontières intérieures de manière absolue. Elle reconnaît que les États membres conservent, en vertu de l’article 72 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, la responsabilité du maintien de l’ordre public et de la sauvegarde de la sécurité intérieure. La lutte contre l’immigration irrégulière est implicitement rattachée à ces prérogatives. L’arrêt fournit ainsi aux États membres un mode d’emploi pour exercer des contrôles d’identité à finalité migratoire dans les zones frontalières, sans contrevenir au Code frontières Schengen.

Cet équilibre repose entièrement sur la qualité de l’encadrement normatif. En exigeant des limitations « précises et détaillées », la Cour entend prévenir l’arbitraire et s’assurer que les contrôles ne deviennent pas une reconstitution de facto des frontières abolies. La solution n’est donc pas un blanc-seing, mais une autorisation conditionnée, dont la validité dépend du respect scrupuleux des garanties prévues par le droit national, lui-même interprété à la lumière du droit de l’Union.

B. Les risques inhérents à une compétence fondée sur des critères généraux

Si la solution de la Cour est équilibrée en droit, sa mise en œuvre pratique soulève des questions. Le fait que les contrôles puissent être fondés sur des « informations générales et l’expérience » et non sur un comportement individuel suspect ouvre la porte à des pratiques de contrôle fondées sur des profils, avec un risque de discrimination. La Cour ne l’ignore pas, mais renvoie la responsabilité de la prévention de tels abus aux autorités nationales et, en dernier ressort, aux juridictions nationales chargées de contrôler leur action.

La portée de cet arrêt dépendra donc largement de la rigueur avec laquelle les juges nationaux vérifieront l’application concrète de ces limitations. Il leur appartiendra de s’assurer que la fréquence et l’intensité des contrôles n’aboutissent pas, dans les faits, à un contrôle quasi systématique sur certains axes. La Cour souligne elle-même que « plus sont nombreux les indices de l’existence d’un possible effet équivalent […], plus les précisions et les limitations […] doivent être strictes ». C’est donc à une vigilance accrue que les États et leurs juges sont conviés, afin que la marge de manœuvre accordée pour des raisons de sécurité ne vide pas de sa substance l’un des acquis les plus tangibles de la construction européenne.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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