Par un arrêt du 19 juillet 2012, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé le sens et la portée de la notion de licencié de droits antérieurs dans le cadre de l’enregistrement des noms de domaine en .eu. En l’espèce, une société américaine, titulaire d’une marque Benelux, souhaitait obtenir le nom de domaine correspondant durant la période d’enregistrement progressif réservée aux titulaires de droits antérieurs. Ne remplissant pas les conditions de présence sur le territoire de l’Union européenne, elle a conclu un contrat qualifié de « licence » avec une société belge. Ce contrat autorisait uniquement la société belge à enregistrer le nom de domaine en son propre nom mais pour le compte de la société américaine, sans lui conférer aucun droit d’usage commercial de la marque. Une autre société belge, également titulaire d’une marque sur un signe similaire, a vu sa propre demande d’enregistrement pour le même nom de domaine rejetée en raison de l’antériorité de la demande formée par la société agissant pour le compte de l’entreprise américaine. S’estimant lésée, elle a engagé une procédure qui a finalement conduit la cour d’appel de Bruxelles à interroger la Cour de justice sur la compatibilité d’un tel montage avec le droit de l’Union. La question posée à la Cour était de savoir si une personne, autorisée par le titulaire d’une marque à enregistrer un nom de domaine en son nom propre mais pour le compte de ce titulaire, sans pour autant être autorisée à faire un usage commercial de la marque, pouvait être qualifiée de « licencié de droits antérieurs » au sens de l’article 12, paragraphe 2, du règlement (CE) n° 874/2004. La Cour de justice a répondu par la négative, considérant qu’un tel statut ne pouvait être reconnu. Elle juge que les termes « licenciés de droits antérieurs » ne visent pas une personne uniquement autorisée à enregistrer un nom de domaine sans pouvoir utiliser commercialement la marque conformément à ses fonctions propres. La Cour procède à une interprétation restrictive de la notion de licencié (I) afin de garantir la finalité des règles d’éligibilité applicables au nom de domaine .eu (II).
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I. L’interprétation stricte de la notion de licencié de droit antérieur
La Cour de justice adopte une définition matérielle de la licence, en se fondant d’une part sur la finalité des règlements relatifs au domaine .eu (A) et d’autre part sur les fonctions essentielles du droit des marques (B).
A. Une interprétation à la lumière de la finalité des règleulations du domaine .eu
La Cour rappelle d’emblée que le domaine de premier niveau .eu a pour objectif de renforcer le lien entre le marché intérieur et l’espace numérique, en offrant une identification claire avec l’Union européenne. Cet objectif justifie que l’enregistrement d’un nom de domaine soit réservé aux entreprises, organisations ou personnes physiques justifiant d’une présence sur le territoire de l’Union. La période d’enregistrement par étapes, ou « sunrise period », a été spécifiquement conçue pour permettre aux titulaires de droits antérieurs de sécuriser leurs noms de domaine, à la condition qu’ils satisfassent eux-mêmes à ces critères d’éligibilité.
Dans ce contexte, la Cour considère qu’admettre une interprétation large de la notion de licencié irait à l’encontre du but poursuivi. Elle énonce qu’« il serait contraire aux objectifs des règlements n° 733/2002 et n° 874/2004 de permettre à un titulaire d’un droit antérieur qui dispose de la plénitude de ce droit mais ne satisfait pas au critère de présence sur le territoire de l’Union d’obtenir, à travers une personne qui satisfait à ce critère de présence mais ne dispose pas, même en partie ou temporairement, dudit droit, un nom de domaine .eu à son profit ». Le raisonnement de la Cour est donc éminemment téléologique, subordonnant l’interprétation d’une disposition à la réalisation des objectifs fondamentaux de la réglementation.
B. Une définition substantielle de la licence de marque
Pour définir la notion de « licencié », la Cour de justice se tourne vers les principes du droit des marques, notamment la directive 89/104/CEE. Elle relève que la licence de marque est intrinsèquement liée à l’exploitation commerciale du signe. L’article 8 de la directive prévoit que la licence porte sur « tout ou partie des produits ou des services pour lesquels elle est enregistrée », ce qui implique un usage dans la vie des affaires. La Cour en déduit que le contrat de licence doit nécessairement conférer au licencié le droit d’utiliser la marque en conformité avec ses fonctions, notamment sa fonction essentielle de garantie d’origine des produits ou services.
La Cour estime ainsi que « par l’octroi d’une licence, le titulaire d’une marque concède au licencié, dans les limites stipulées par les clauses du contrat de licence, le droit d’utiliser cette marque aux fins qui relèvent du domaine du droit exclusif conféré par ladite marque, à savoir l’utilisation commerciale de celle-ci ». Par conséquent, un contrat qui n’autorise aucune exploitation commerciale et se limite à mandater une partie pour accomplir un acte administratif, tel que l’enregistrement d’un nom de domaine, ne saurait être qualifié de contrat de licence. La Cour le rapproche davantage d’un contrat de prestation de services, distinguant ainsi clairement le droit d’exploiter un signe de la simple exécution d’une mission pour le compte d’autrui.
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II. La consolidation des règles d’éligibilité au nom de domaine .eu
Cette décision a pour effet de rejeter une approche purement formelle des accords contractuels (A) et de réaffirmer avec force le lien nécessaire entre le domaine .eu et le territoire de l’Union (B).
A. Le rejet d’une approche formaliste du contrat
Les parties au litige principal avaient formellement intitulé leur accord « License Agreement », espérant ainsi satisfaire aux exigences du règlement. La Cour de justice refuse de s’arrêter à cette qualification et procède à une analyse de la substance des obligations des parties. Elle constate que le contrat n’accordait aucun droit d’usage de la marque au prétendu licencié et que son seul objet était de permettre l’enregistrement du nom de domaine pour le compte du titulaire du droit antérieur. Le bénéficiaire du contrat ne tirait aucun profit de l’exploitation de la marque, sa seule contrepartie étant la rémunération de ses services.
En se livrant à cette requalification, la Cour réaffirme le principe selon lequel la nature d’un contrat est déterminée par son contenu et l’économie réelle de l’opération, et non par la simple volonté des parties ou le titre qu’elles lui donnent. Cette solution prévient les manœuvres de contournement de la loi par le biais de montages contractuels artificiels. Elle rappelle que les notions juridiques reçoivent une interprétation autonome et uniforme en droit de l’Union, afin de garantir l’application effective des règles et d’éviter que leur portée ne soit neutralisée par des qualifications divergentes en droit national.
B. La sauvegarde du lien territorial du domaine .eu
Au-delà de la technique juridique, la portée de cet arrêt est de préserver l’intégrité du domaine de premier niveau .eu. Les critères d’éligibilité géographique prévus par le règlement n° 733/2002 constituent la pierre angulaire de ce système, visant à faire du .eu un identifiant de l’espace économique et juridique européen. L’arrangement contractuel soumis à la Cour constituait une tentative de contournement manifeste de cette exigence par une société américaine non éligible.
En invalidant ce montage, la Cour de justice empêche que la période d’enregistrement prioritaire ne soit détournée de sa finalité. Elle garantit que ce bénéfice soit réservé aux seuls titulaires de droits antérieurs ayant un ancrage réel dans l’Union. La décision renforce ainsi le caractère distinctif du nom de domaine .eu et sa crédibilité en tant que marqueur d’appartenance au marché intérieur. Elle constitue un signal clair contre les pratiques de prête-nom visant à s’approprier indûment des noms de domaine lors des phases de lancement, assurant une concurrence plus loyale entre les acteurs économiques réellement présents sur le territoire de l’Union.