Cour de justice de l’Union européenne, le 19 juin 2025, n°C-419/24

En date du 19 juin 2025, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en sa dixième chambre, a rendu un arrêt portant sur l’interprétation de la directive 98/59/CE relative aux licenciements collectifs. En l’espèce, une société exploitant un hôtel a engagé une procédure de licenciement collectif pour motif économique, en raison de travaux de rénovation de grande ampleur, visant une part significative de son personnel. Cette société n’a pas mis en place de plan de sauvegarde de l’emploi, estimant ne pas atteindre le seuil d’effectif de cinquante salariés prévu par le droit national pour déclencher cette obligation. Un salarié licencié dans ce cadre a saisi la justice afin de contester la validité de son licenciement. Il soutenait que l’effectif de l’entreprise devait inclure les salariés d’une entreprise extérieure, prestataire de services, qui travaillaient de manière habituelle dans les locaux de l’hôtel. La cour d’appel d’Aix-en-Provence, dans un arrêt du 25 novembre 2021, a prononcé la nullité du licenciement, jugeant que ces salariés externes devaient bien être comptabilisés, ce qui portait l’effectif de l’entreprise au-delà du seuil requis et rendait obligatoire l’établissement d’un plan de sauvegarde de l’emploi. L’employeur a alors formé un pourvoi devant la Cour de cassation, arguant que seuls les travailleurs qu’il a le pouvoir de licencier devraient être intégrés dans le calcul de l’effectif pour cette obligation spécifique. La Cour de cassation, estimant que la solution dépendait de l’interprétation de la notion de « travailleur » au sens du droit de l’Union, a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle. Il s’agissait de déterminer si l’article 1er de la directive 98/59 devait être interprété en ce sens que les salariés mis à disposition par une entreprise extérieure, mais travaillant habituellement dans l’entreprise utilisatrice, devaient être inclus dans le calcul des effectifs qu’elle prévoit. La Cour de justice de l’Union européenne a toutefois déclaré son incompétence pour répondre à la question posée, considérant que le litige ne relevait pas du champ d’application de ladite directive.

L’analyse de cette décision révèle ainsi une application stricte des conditions de compétence de la Cour, fondée sur le caractère autonome d’une mesure nationale de protection des travailleurs (I), ce qui conduit à un renvoi de la question interprétative au seul juge national (II).

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I. Une incompétence fondée sur le caractère autonome d’une mesure nationale

La Cour de justice justifie son incompétence en dissociant nettement l’obligation nationale de mettre en place un plan de sauvegarde de l’emploi du cadre harmonisé par la directive 98/59/CE. Elle constate d’abord que le droit national a institué une protection excédant les exigences du droit de l’Union (A), pour en déduire l’absence de toute obligation spécifique imposée par la directive dans la situation d’espèce (B).

A. Le constat d’une mesure nationale de protection des travailleurs excédant le champ d’application de la directive

La Cour souligne que le droit français, en imposant l’établissement d’un plan de sauvegarde de l’emploi dans les entreprises d’au moins cinquante salariés, va au-delà des obligations prévues par la directive 98/59/CE. Cette dernière n’assure qu’une harmonisation partielle des règles applicables aux licenciements collectifs, se concentrant sur les procédures d’information et de consultation. L’article 5 de la directive autorise expressément les États membres à « appliquer ou d’introduire des dispositions législatives, réglementaires ou administratives plus favorables aux travailleurs ». C’est précisément dans ce cadre que s’inscrit le mécanisme du plan de sauvegarde de l’emploi, qui constitue une garantie supplémentaire pour les salariés en cas de restructuration.

La juridiction de l’Union relève ainsi que le seuil de cinquante salariés, déterminant pour l’application de cette mesure en droit interne, « ne correspond à aucun des seuils établis à l’article 1er, paragraphe 1, premier alinéa, sous a), de cette directive ». Cette divergence de seuils est un indice majeur de l’autonomie de la disposition nationale par rapport au système européen. La Cour considère donc qu’une telle législation, parce qu’elle institue une protection renforcée et fixe ses propres conditions d’application, demeure en principe du seul ressort des États membres, sans que son interprétation nécessite un détour par le droit de l’Union.

B. L’absence d’obligation spécifique imposée par le droit de l’Union

S’appuyant sur cette autonomie, la Cour conclut qu’aucune obligation découlant de la directive ne régit directement la situation litigieuse. Pour que la Cour soit compétente, il ne suffit pas que la disposition nationale s’inscrive dans un corpus de règles transposant une directive ; il faut que la situation d’espèce soit spécifiquement visée par une obligation contenue dans cette directive. Or, la Cour affirme avec force qu’il « ne découle pas de la directive 98/59 une quelconque obligation d’établir et de mettre en œuvre un plan de sauvegarde de l’emploi tel que celui qui fait l’objet du litige au principal ». Les obligations de la directive se limitent à l’information et à la consultation des représentants des travailleurs, ainsi qu’à la notification à l’autorité publique, et non à la mise en place de mesures actives pour éviter les licenciements.

De plus, la Cour note qu’il « ne ressort pas de la décision de renvoi que le droit national a rendu applicable les modalités de calcul prévues à l’article 1er […] de cette directive à des cas tels que celui en cause au principal ». Un tel renvoi explicite aurait pu justifier la compétence de la Cour pour donner une interprétation uniforme. En l’absence d’un tel lien, la question de savoir si les travailleurs externes doivent être comptabilisés pour atteindre le seuil de cinquante salariés relève exclusivement de l’interprétation du droit national. La Cour en déduit logiquement que la directive « ne trouve pas à s’appliquer » et qu’elle n’est donc pas compétente.

Cette déclaration d’incompétence, loin d’être une simple question de procédure, a des implications substantielles quant à la répartition des compétences entre l’Union et ses États membres en matière de droit social.

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II. Les conséquences de l’incompétence préjudicielle sur l’office du juge national

En se déclarant incompétente, la Cour de justice de l’Union européenne renforce l’autonomie des États membres dans la définition de garanties sociales supérieures aux normes communautaires (A), tout en rappelant les strictes limites de sa propre compétence, ce qui laisse le juge national seul face à sa mission d’interprétation (B).

A. La confirmation de l’autonomie des États membres dans la mise en œuvre de dispositions plus favorables

La décision réaffirme un principe fondamental du droit social européen : la directive 98/59/CE établit un socle minimal de protection, et non un plafond. En se fondant sur l’article 5 de cette directive, la Cour légitime la marge de manœuvre dont disposent les législateurs nationaux pour édicter des règles plus protectrices. La solution retenue a pour effet de préserver la spécificité des dispositifs nationaux, comme le plan de sauvegarde de l’emploi, qui sont le fruit de traditions juridiques et de compromis sociaux propres à chaque État. En refusant d’interpréter une notion du droit de l’Union dans un contexte qu’elle juge purement national, la Cour évite d’imposer une définition uniforme qui pourrait, paradoxalement, restreindre la portée d’une mesure nationale plus favorable.

Cette approche pragmatique garantit que l’harmonisation européenne ne vienne pas niveler par le bas les droits des travailleurs. Elle reconnaît que la pertinence d’inclure des travailleurs externes dans le calcul des effectifs peut dépendre des objectifs spécifiques de la loi nationale, objectifs que le juge interne est le mieux placé pour apprécier. La valeur de cet arrêt réside ainsi dans sa contribution à un équilibre entre l’harmonisation nécessaire au bon fonctionnement du marché intérieur et le respect des choix de politique sociale opérés par les États membres.

B. Le rappel des limites de la compétence préjudicielle et ses conséquences pour le juge national

La portée de l’arrêt est également d’ordre méthodologique. Il illustre de manière claire les limites de la procédure de renvoi préjudiciel. La Cour rappelle qu’elle « n’est, en principe, compétente que pour interpréter des dispositions du droit de l’Union qui sont effectivement applicables à l’affaire au principal ». Elle refuse de se livrer à une interprétation qui aurait le caractère d’un simple avis consultatif, sans lien direct et nécessaire avec la solution du litige. Cette rigueur préserve la fonction juridictionnelle du renvoi préjudiciel et évite une extension de la compétence de la Cour à des domaines qui relèvent de la souveraineté des États.

En conséquence, la Cour de cassation se trouve renvoyée à sa propre responsabilité d’interprète du droit national. La question de l’inclusion des salariés mis à disposition dans le calcul de l’effectif pour le déclenchement du plan de sauvegarde de l’emploi devra être tranchée au regard des seuls textes et de la seule jurisprudence française. Bien que la question de la définition de la communauté de travail reste pertinente, elle ne trouvera pas de réponse dans un concept unifié de « travailleur » au sens du droit de l’Union pour ce cas précis. L’enjeu pour le juge national sera donc de déterminer, à la lumière de la finalité du plan de sauvegarde de l’emploi, si les salariés externes partagent une communauté de travail suffisamment intégrée pour justifier leur prise en compte.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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