Cour de justice de l’Union européenne, le 19 mai 2009, n°C-171/07

Par un arrêt rendu en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur la compatibilité d’une réglementation nationale réservant la propriété et l’exploitation des pharmacies aux seuls pharmaciens avec le principe de la liberté d’établissement. En l’espèce, une société de capitaux établie dans un État membre avait obtenu des autorités d’un autre État membre l’autorisation d’y exploiter une pharmacie en tant que succursale. Cette décision administrative fut contestée devant les juridictions nationales par des tiers, au motif qu’elle violait une disposition législative nationale imposant que seuls les pharmaciens puissent détenir et exploiter une officine. La juridiction de renvoi, confrontée à une apparente contradiction entre sa législation interne et le droit de l’Union, a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle.

La procédure a mis en lumière l’opposition entre deux logiques. D’une part, les requérants au principal soutenaient que le monopole des pharmaciens était une règle essentielle de santé publique, et que l’autorisation accordée à une société de capitaux était illégale. D’autre part, l’autorité administrative et la société bénéficiaire de l’autorisation faisaient valoir que la législation nationale constituait une restriction injustifiée à la liberté d’établissement garantie par le traité, et devait par conséquent être écartée. La question posée à la Cour était donc de déterminer si les dispositions du traité relatives à la liberté d’établissement s’opposent à une réglementation nationale qui, pour des motifs de santé publique, empêche des personnes n’ayant pas la qualité de pharmacien de détenir et d’exploiter des pharmacies.

À cette question, la Cour de justice répond par la négative, considérant qu’une telle réglementation, bien que restrictive, peut être justifiée. Elle juge que « les articles 43 CE et 48 CE ne s’opposent pas à une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, qui empêche des personnes n’ayant pas la qualité de pharmaciens de détenir et d’exploiter des pharmacies ». Cette solution consacre ainsi la validité d’un modèle d’organisation pharmaceutique fondé sur l’indépendance professionnelle, tout en reconnaissant une marge d’appréciation significative aux États membres pour la protection de la santé publique.

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I. La consécration d’une restriction à la liberté d’établissement justifiée par la protection de la santé publique

La Cour admet que la règle d’exclusion des non-pharmaciens constitue une restriction à la liberté d’établissement, mais elle la juge justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général (A). L’analyse met en avant l’indépendance du pharmacien comme une garantie fondamentale pour la sécurité de l’approvisionnement en médicaments (B).

A. La reconnaissance du caractère restrictif mais justifié de la réglementation nationale

L’arrêt établit sans ambiguïté que la réglementation en cause constitue une restriction à la liberté d’établissement. En effet, en réservant l’exploitation des pharmacies aux seuls pharmaciens, elle prive « les autres opérateurs économiques de l’accès à cette activité non salariée dans l’État membre concerné ». Une telle mesure est susceptible de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice de cette liberté par les ressortissants de l’Union. Cependant, la Cour rappelle qu’une restriction peut être admise si elle poursuit un objectif d’intérêt général.

Cet objectif est identifié comme étant la protection de la santé publique, et plus précisément la nécessité d’assurer « un approvisionnement en médicaments de la population sûr et de qualité ». La Cour réaffirme avec force que « la santé et la vie des personnes occupent le premier rang parmi les biens et intérêts protégés par le traité ». Dans ce cadre, les États membres disposent d’une marge d’appréciation pour déterminer le niveau de protection qu’ils entendent assurer. La législation allemande, en visant à garantir un approvisionnement fiable et de haute qualité, répond donc à une raison impérieuse d’intérêt général reconnue par le droit de l’Union.

B. L’appréciation de l’indépendance professionnelle comme garantie de la santé publique

Le cœur du raisonnement de la Cour réside dans la distinction qu’elle opère entre un exploitant pharmacien et un exploitant non-pharmacien. Certes, le pharmacien poursuit un but lucratif. Néanmoins, il « est censé exploiter la pharmacie non pas dans un objectif purement économique, mais également dans une optique professionnelle ». La Cour estime que l’intérêt privé du pharmacien « se trouve ainsi tempéré par sa formation, par son expérience professionnelle et par la responsabilité qui lui incombe ». Cette triple garantie modère la seule recherche du profit et contribue à la sécurité de la distribution des médicaments.

À l’inverse, un exploitant non-pharmacien ne présente pas les mêmes garanties. Sa finalité est principalement économique, ce qui peut créer un risque pour la santé publique. Un État membre est donc en droit de considérer que « l’exploitation d’une pharmacie par un non-pharmacien peut représenter un risque pour la santé publique, en particulier pour la sûreté et la qualité de la distribution des médicaments au détail ». Ce risque peut se manifester par une incitation à la vente de certains médicaments au détriment de l’intérêt du patient ou par des réductions de coûts affectant la qualité du service. En validant cette analyse, la Cour légitime le choix d’un État de privilégier un modèle où l’indépendance professionnelle du pharmacien est jugée essentielle.

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II. La portée de la marge d’appréciation des États membres dans l’organisation des services de santé

En validant le monopole des pharmaciens, la Cour confirme la latitude laissée aux États dans l’organisation de leurs systèmes de santé. Elle exerce toutefois un contrôle sur la cohérence du dispositif national (A) et sur la proportionnalité de la mesure, en rejetant l’existence de solutions alternatives qui seraient aussi efficaces (B).

A. Le contrôle de la cohérence du dispositif national

La Cour vérifie si la réglementation poursuit son objectif « d’une manière cohérente et systématique ». Les requérants au principal et la Commission soulevaient l’existence de plusieurs exceptions dans le droit allemand qui, selon eux, rendaient le système incohérent. La Cour examine et écarte successivement ces arguments. L’autorisation accordée aux héritiers non-pharmaciens d’un exploitant décédé de gérer l’officine durant douze mois est jugée justifiée par la protection des droits patrimoniaux et limitée dans le temps. De plus, la gestion doit être confiée à un pharmacien responsable.

De même, la possibilité pour les hôpitaux d’exploiter des pharmacies internes ne remet pas en cause la logique du système, car ces officines ne sont pas destinées au grand public, mais à l’approvisionnement de l’établissement lui-même. Enfin, la faculté pour un pharmacien d’exploiter jusqu’à trois succursales est encadrée par des conditions strictes, notamment la responsabilité personnelle de l’exploitant et la désignation d’un pharmacien responsable pour chaque succursale. La Cour en conclut que ces exceptions, limitées et justifiées, ne privent pas la réglementation de sa cohérence pour atteindre l’objectif de santé publique.

B. Le rejet de mesures alternatives jugées moins efficaces

L’analyse se porte ensuite sur le caractère nécessaire de la restriction. La Cour examine s’il existe des mesures moins restrictives pour atteindre le même niveau de protection. Des mesures telles que l’obligation de présence d’un pharmacien dans l’officine, la souscription d’une assurance ou un système de contrôle renforcé sont évoquées. La Cour estime toutefois qu’un État membre peut légitimement considérer que ces mesures ne sont pas aussi efficaces.

Elle souligne en particulier que « l’intérêt d’un non-pharmacien à la réalisation de bénéfices ne serait pas modéré d’une manière équivalente à celui des pharmaciens indépendants et que la subordination de pharmaciens, en tant que salariés, à un exploitant pourrait rendre difficile pour ceux-ci de s’opposer aux instructions données par cet exploitant ». La Cour se montre donc sensible au risque que les règles visant à garantir l’indépendance professionnelle « soient méconnues dans la pratique ». Elle distingue également cette affaire de sa jurisprudence antérieure concernant les magasins d’optique, en insistant sur le « caractère très particulier des médicaments », dont la consommation incorrecte peut « gravement nuire à la santé ». Faute de démonstration qu’une mesure moins restrictive permettrait d’assurer le même niveau de sécurité, la Cour conclut que la règle d’exclusion des non-pharmaciens n’est pas disproportionnée.

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Hassan KOHEN
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