Cour de justice de l’Union européenne, le 19 mars 2019, n°C-297/17

Par un arrêt rendu en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie d’une demande de décision préjudicielle par le Bundesverwaltungsgericht, a précisé les conditions dans lesquelles un État membre peut déclarer irrecevable une demande de protection internationale présentée par une personne bénéficiant déjà d’une protection subsidiaire dans un autre État membre. En l’espèce, des ressortissants de pays tiers, après avoir obtenu une protection subsidiaire en Bulgarie, avaient introduit de nouvelles demandes d’asile en Allemagne, espérant obtenir le statut de réfugié. Les autorités allemandes, après l’échec d’une procédure de reprise en charge au titre du règlement de Dublin, ont considéré ces demandes comme irrecevables. Face à ce refus, les requérants ont épuisé les voies de recours internes jusqu’à la juridiction administrative fédérale, qui a interrogé la Cour sur l’interprétation de la directive 2013/32/UE, dite « directive procédures ». La question centrale portait sur la faculté pour un État membre de rejeter une demande d’asile sur le fondement de l’article 33, paragraphe 2, sous a), de cette directive, qui vise le cas où une protection internationale a déjà été accordée. La juridiction de renvoi s’interrogeait notamment sur l’application dans le temps de cette disposition, sur son articulation avec le règlement de Dublin, et sur les limites de son application en cas de défaillances systémiques ou de conditions de vie précaires dans le premier État membre. La Cour a ainsi été amenée à déterminer si un État membre pouvait opposer l’irrecevabilité à une demande d’asile subséquente, et dans quelles circonstances ce mécanisme devait céder face aux risques de violation des droits fondamentaux du demandeur. En réponse, la Cour de justice a jugé qu’un État membre peut appliquer immédiatement la faculté d’irrecevabilité aux demandes pendantes et que cette procédure est autonome par rapport au règlement de Dublin, mais que son exercice est conditionné au respect du principe de confiance mutuelle et à l’absence de risque sérieux de traitement inhumain ou dégradant dans l’État ayant octroyé la première protection.

La solution de la Cour consacre ainsi une voie procédurale autonome pour le traitement des demandes subséquentes au sein de l’Union, tout en rappelant que cette autonomie est strictement encadrée par la protection des droits fondamentaux. Il convient dès lors d’examiner la consécration par la Cour d’un mécanisme d’irrecevabilité distinct des procédures Dublin (I), avant d’analyser les limites posées à son application, fondées sur le principe de confiance mutuelle et la sauvegarde de la dignité humaine (II).

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**I. La consécration d’un mécanisme d’irrecevabilité distinct des procédures Dublin**

La Cour de justice valide la faculté pour un État membre de recourir à la procédure d’irrecevabilité prévue par la directive « procédures » de manière autonome. Elle clarifie d’abord son application temporelle aux demandes antérieures (A), puis confirme sa primauté sur les mécanismes du règlement de Dublin dans cette configuration spécifique (B).

**A. L’application immédiate du nouveau motif d’irrecevabilité**

La première clarification apportée par la Cour concerne l’application dans le temps de l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive 2013/32/UE. Cette disposition étendait la possibilité de déclarer une demande irrecevable au cas où une protection subsidiaire, et non plus seulement le statut de réfugié, avait été accordée. La juridiction de renvoi s’interrogeait sur la légalité de l’application de cette nouvelle règle à des demandes introduites avant la fin du délai de transposition de la directive. La Cour tranche en faveur de l’application immédiate, se fondant sur une lecture des dispositions transitoires de la directive. Elle relève que l’article 52, premier alinéa, de la directive « permet à un État membre de prévoir une application immédiate de la disposition nationale transposant le paragraphe 2, sous a), de l’article 33 de cette directive à des demandes d’asile sur lesquelles il n’a pas encore été définitivement statué ». Ce faisant, elle privilégie une interprétation favorisant l’uniformité du traitement des demandes pendantes au moment de l’entrée en vigueur de la nouvelle législation. Cette solution garantit une certaine cohérence juridique en évitant que des régimes différents coexistent pour des situations similaires, au seul motif de la date d’introduction de la demande. La Cour établit cependant une exception importante pour les situations relevant encore « pleinement du champ d’application du règlement (CE) n° 343/2003 du Conseil », dit Dublin II, protégeant ainsi les attentes légitimes nées sous l’empire de l’ancien système.

**B. L’autonomie de la procédure d’irrecevabilité face au règlement de Dublin**

La deuxième avancée majeure de l’arrêt est l’affirmation du caractère non subsidiaire de la procédure d’irrecevabilité par rapport au règlement Dublin III. Les requérants soutenaient que l’État membre saisi d’une nouvelle demande devait prioritairement engager une procédure de reprise en charge. La Cour écarte cette thèse en se fondant sur le libellé de l’article 33, paragraphe 1, de la directive, qui dispose que les États membres peuvent appliquer les motifs d’irrecevabilité « [o]utre les cas dans lesquels une demande n’est pas examinée en application du règlement [Dublin III] ». Elle en déduit que le législateur de l’Union a entendu créer deux régimes distincts et non hiérarchisés. Plus encore, pour le cas d’espèce où une protection a déjà été octroyée, la Cour estime que le rejet doit être assuré « par une décision d’irrecevabilité, en application de l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive procédures, plutôt qu’au moyen d’une décision de transfert et de non-examen ». Ainsi, non seulement l’État membre n’est pas tenu de recourir à la procédure Dublin, mais il ne le peut pas. Cette interprétation renforce l’économie du système d’asile commun en évitant des procédures de transfert redondantes lorsqu’un individu bénéficie déjà d’une protection effective au sein de l’Union.

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**II. Une application de l’irrecevabilité encadrée par le principe de confiance mutuelle et les droits fondamentaux**

Si la Cour valide le mécanisme d’irrecevabilité, elle en précise les limites, qui reposent sur le principe de confiance mutuelle (A) et sur l’interdiction absolue de soumettre un individu à un risque de traitement contraire à ses droits fondamentaux les plus essentiels (B).

**A. Le principe de confiance mutuelle comme présomption de respect des droits**

Le raisonnement de la Cour s’articule autour du principe de confiance mutuelle, pierre angulaire du système d’asile européen. Ce principe impose de présumer que chaque État membre respecte les droits fondamentaux, y compris dans le traitement des bénéficiaires de protection internationale. Par conséquent, un État membre peut en principe déclarer une demande irrecevable sans avoir à vérifier en détail la situation dans l’État qui a accordé la protection. Cependant, cette présomption n’est pas irréfragable. La Cour rappelle qu’il ne saurait être exclu qu’un système d’asile « rencontre, en pratique, des difficultés majeures de fonctionnement dans un État membre déterminé ». Pour renverser cette présomption, il ne suffit pas d’alléguer des conditions de vie simplement moins favorables. Il faut apporter la preuve de « défaillances soit systémiques ou généralisées, soit touchant certains groupes de personnes », qui créent un risque réel et avéré de violation des droits fondamentaux. L’arrêt souligne ainsi que la simple existence de disparités dans les prestations sociales ou les conditions d’accueil entre États membres ne suffit pas à paralyser l’application du mécanisme d’irrecevabilité.

**B. La violation de l’article 4 de la Charte comme seule limite matérielle**

La Cour définit avec une grande rigueur le seuil à partir duquel la présomption de confiance mutuelle doit être écartée. La seule circonstance susceptible de faire obstacle à une décision d’irrecevabilité est l’existence d’un « risque sérieux de subir un traitement inhumain ou dégradant, au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux ». La Cour précise la portée de cette notion en des termes exigeants : ce seuil de gravité particulièrement élevé serait atteint si une personne « entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires ». Des violations des directives sectorielles, comme la directive « qualification », ou même des défaillances systémiques dans la procédure d’asile du premier État, comme un refus systématique d’octroyer le statut de réfugié, ne constituent pas en elles-mêmes un obstacle. En fixant un seuil aussi élevé, la Cour entend prévenir le « forum shopping » et renforcer la logique du système, selon laquelle une protection accordée dans un État membre est valable dans toute l’Union. Il appartient alors au demandeur de contester les éventuelles défaillances procédurales ou matérielles devant les juridictions de l’État qui a octroyé la protection initiale.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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